Notre charge apostolique nous fait un devoir
de veiller à la pureté de la foi et à l'intégrité
de la discipline catholique, de préserver les fidèles
des dangers de l'erreur et du mal, surtout quand l'erreur et le
mal leur sont présentés dans un langage entraînant,
qui, voilant le vague des idées et l'équivoque des
expressions sous l'ardeur du sentiment et la sonorité des
mots, peut enflammer les coeurs pour des causes séduisantes
mais funestes. Telles ont été naguère les
doctrines des prétendus philosophes du XVIIIe
siècle, celles de la Révolution et du libéralisme
tant de fois condamnées ; telles sont encore aujourd'hui
les théories du Sillon, qui, sous leurs apparences brillantes
et généreuses, manquent trop souvent de clarté,
de logique et de vérité, et, sous ce rapport, ne
relèvent pas du génie catholique et français.
Nous avons hésité longtemps,
Vénérables Frères, à dire publiquement
et solennellement notre pensée sur le Sillon. Il
a fallu que vos préoccupations vinssent s'ajouter aux Nôtres
pour Nous décider à le faire. Car Nous aimons la
vaillante jeunesse enrôlée sous le drapeau du Sillon,
et Nous la croyons digne, à bien des égards, d'éloge
et d'admiration. Nous aimons ses chefs, en qui Nous Nous plaisons
à reconnaître des âmes élevées,
supérieures aux passions vulgaires et animées du
plus noble enthousiasme pour le bien. Vous les avez vus, vénérables
Frères, pénétrés d'un sentiment très
vif de la fraternité humaine, aller au-devant de ceux qui
travaillent et qui souffrent pour les relever, soutenus dans leur
dévouement par leur amour pour Jésus-Christ et la
pratique exemplaire de la religion.
C'était au lendemain de la mémorable
Encyclique de Notre prédécesseur, d'heureuse mémoire,
Léon XIII, sur la condition des ouvriers. L'Église,
par la bouche de son chef suprême, avait déversé
sur les humbles et les petits toutes les tendresses de son coeur
maternel, et semblait appeler de ses voeux des champions toujours
plus nombreux de la restauration de l'ordre et de la justice dans
notre société troublée. Les fondateurs du
Sillon ne venaient-ils pas, au moment opportun, mettre
à son service des troupes jeunes et croyantes pour la réalisation
de ses désirs et de ses espérances ? Et, de
fait, le Sillon éleva parmi les classes ouvrières
l'étendard de Jésus-Christ, le signe du salut pour
les individus et les nations, alimentant son activité sociale
aux sources de la grâce, imposant le respect de la religion
aux milieux les moins favorables, habituant les ignorants et les
impies à entendre parler de Dieu, et souvent, dans des
conférences contradictoires, en face d'un auditoire hostile,
surgissant, éveillé par une question ou un sarcasme,
pour crier hautement sa foi. C'étaient les beaux temps
du Sillon ; c'est son beau côté qui explique
les encouragements et les approbations que ne lui ont pas ménagés
l'épiscopat et le Saint-Siège, tant que cette ferveur
religieuse a pu voiler le vrai caractère du mouvement sillonniste.
Car, il faut le dire, Vénérables
Frères, nos espérances ont été, en
grande partie, trompées. Un jour vint où le Sillon
accusa, pour les yeux des clairvoyants, des tendances inquiétantes.
Le Sillon s'égarait. Pouvait-il en être autrement ?
Ses fondateurs, jeunes, enthousiastes et pleins de confiance en
eux-mêmes, n'étaient pas suffisamment armés
de science historique, de saine philosophie et de forte théologie
pour affronter sans péril les difficiles problèmes
sociaux vers lesquels ils étaient entraînés
par leur activité et leur coeur, et pour se prémunir,
sur le terrain de la doctrine et de l'obéissance, contre
les infiltrations libérales et protestantes.
Les conseils ne leur ont pas manqué,
les admonestations vinrent après les conseils : mais
nous avons eu la douleur de voir et les avis et les reproches
glisser sur leurs âmes fuyantes et demeurer sans résultat.
Les choses en sont venues à ce point que Nous trahirions
notre devoir si nous gardions plus longtemps le silence. Nous
devons la vérité à nos chers enfants du Sillon,
qu'une ardeur généreuse a emportés dans une
voie aussi fausse que dangereuse. Nous la devons à un grand
nombre de séminaristes et de prêtres que le Sillon
a soustraits sinon à l'autorité, au moins à
la direction et à l'influence de leurs évêques.
Nous la devons, enfin à l'Église, où le Sillon
sème la division et dont il compromet les intérêts.
En premier lieu, il convient de relever sévèrement
la prétention du Sillon d'échapper à
la direction de l'autorité ecclésiastique. Les chefs
du Sillon, en effet, allèguent qu'ils évoluent sur
un terrain qui n'est pas celui de l'Église ; qu'ils
ne poursuivent que des intérêts de l'ordre temporel
et non de l'ordre spirituel ; que le Sillonniste est
tout simplement un catholique voué à la cause des
classes laborieuses, aux oeuvres démocratiques, et puisant
dans les pratiques de sa foi l'énergie de son dévouement ;
que, ni plus ni moins que les artisans, les laboureurs, les économistes
et les politiciens catholiques, il demeure soumis aux règles
de la morale communes à tous, sans relever, ni plus ni
moins qu'eux, d'une façon spéciale, de l'autorité
ecclésiastique.
La réponse à ces subterfuges
n'est que trop facile. À qui fera-t-on croire, en effet,
que les sillonnistes catholiques, que les prêtres et les
séminaristes enrôlés dans leurs rangs n'ont
en vue, dans leur activité sociale, que les intérêts
temporels des classes ouvrières ? Ce serait, pensons-Nous,
leur faire injure que de le soutenir. La vérité
est que les chefs du Sillon se proclament des idéalistes
irréductibles, qu'ils prétendent relever les classes
laborieuses en relevant d'abord la conscience humaine, qu'ils
ont une doctrine sociale et des principes philosophiques et religieux
pour construire la société sur un plan nouveau,
qu'ils ont une conception spéciale de la dignité
humaine, de la liberté, de la justice et de la fraternité,
et que, pour justifier leurs rêves sociaux, ils en appellent
à l'Évangile, interprété à
leur manière, et, ce qui est plus grave encore, à
un Christ défiguré et diminué. De plus, ces
idées, ils les enseignent dans leurs cercles d'études,
ils les inculquent à leurs camarades, ils les font passer
dans leurs oeuvres. Ils sont donc vraiment professeurs de morale
sociale, civique et religieuse, et, quelques modifications qu'ils
puissent introduire dans l'organisation du mouvement sillonniste,
Nous avons le droit de dire que le but du Sillon, son caractère,
son action ressortissent au domaine moral, qui est le domaine
propre de l'Église, et que, en conséquence, les
sillonnistes se font illusion lorsqu'ils croient évoluer
sur un terrain aux confins duquel expirent les droits du pouvoir
doctrinal et directif de l'autorité ecclésiastique.
Si leurs doctrines étaient exemptes
d'erreur, c'eût déjà été un
manquement très grave à la discipline catholique
que de se soustraire obstinément à la direction
de ceux qui ont reçu du ciel la mission de guider les individus
et les sociétés dans le droit chemin de la vérité
et du bien. Mais le mal est plus profond, Nous l'avons déjà
dit : le Sillon, emporté par un amour mal entendu
des faibles, a glissé dans l'erreur.
En effet, le Sillon se propose le relèvement
et la régénération des classes ouvrières.
Or, sur cette matière, les principes de la doctrine catholique
sont fixés, et l'histoire de la civilisation chrétienne
est là pour en attester la bienfaisante fécondité.
Notre prédécesseur, d'heureuse mémoire, les
a rappelés dans des pages magistrales, que les catholiques
occupés de questions sociales doivent étudier et
toujours garder sous les yeux. Il a enseigné notamment
que la démocratie chrétienne doit " maintenir
la diversité des classes, qui est assurément le
propre de la cité bien constituée, et vouloir pour
la société humaine la forme et le caractère
que Dieu, son auteur, lui a imprimés ". Il a
flétri " une certaine démocratie qui va
jusqu'à ce degré de perversité que d'attribuer
dans la société la souveraineté au peuple
et à poursuivre la suppression et le nivellement des classes ".
En même temps Léon XIII imposait aux catholiques
un programme d'action, le seul programme capable de replacer et
de maintenir la société sur ses bases chrétiennes
séculaires. Or, qu'ont fait les chefs du Sillon ?
Non seulement ils ont adopté un programme et un enseignement
différents de ceux de Léon XIII (ce qui serait déjà
singulièrement audacieux de la part de laïques se
posant ainsi, concurremment avec le Souverain Pontife, en directeurs
de l'activité sociale dans l'Église) ; mais
ils ont ouvertement rejeté le programme tracé par
Léon XIII, et en ont adopté un diamétralement
opposé ; de plus, ils repoussent la doctrine rappelée
par Léon XIII sur les principes essentiels de la société,
placent l'autorité dans le peuple ou la suppriment à
peu près et prennent comme idéal à réaliser
le nivellement des classes. Ils vont donc, au rebours de la doctrine
catholique, vers un idéal condamné.
Nous savons bien qu'ils se flattent de relever
la dignité humaine et la condition trop méprisée
des classes laborieuses, de rendre justes et parfaites les lois
du travail et les relations entre le capital et les salariés,
enfin de faire régner sur terre une meilleure justice et
plus de charité, et, par des mouvements sociaux profonds
et féconds, de promouvoir dans l'humilité un progrès
inattendu. Et certes, Nous ne blâmons pas ces efforts, qui
seraient de tous points excellents si les sillonnistes n'oubliaient
pas que le progrès d'un être consiste à fortifier
ses facultés naturelles par des énergies nouvelles
et à faciliter le jeu de leur activité dans le cadre
et conformément aux lois de sa constitution, et que, au
contraire, en blessant ses organes essentiels, en brisant le cadre
de leur activité, on pousse l'être non pas vers le
progrès, mais vers la mort. C'est cependant ce qu'ils veulent
faire de la société humaine ; c'est leur rêve
de changer ses bases naturelles et traditionnelles et de promettre
une cité future édifiée sur d'autres principes,
qu'ils osent déclarer plus féconds, plus bienfaisants,
que les principes sur lesquels repose la cité chrétienne
actuelle.
Non, Vénérables Frères
- il faut rappeler énergiquement dans ces temps d'anarchie
sociale et intellectuelle, où chacun se pose en docteur
et législateur - on ne bâtira pas la cité
autrement que Dieu ne l'a bâtie ; on n'édifiera
pas la société, si l'Église n'en jette les
bases et ne dirige les travaux ; non, la civilisation n'est
plus à inventer ni la cité nouvelle à bâtir
dans les nuées. Elle a été, elle est ;
c'est la civilisation chrétienne, c'est la cité
catholique. Il ne s'agit que de l'instaurer et la restaurer sans
cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques
toujours renaissantes de l'utopie malsaine, de la révolte
et de l'impiété : omnia instaurare in Christo.
Et pour qu'on ne Nous accuse pas de juger
trop sommairement et avec une rigueur non justifiée les
théories sociales du Sillon, Nous voulons en rappeler les
points essentiels.
Le Sillon a le noble souci de la dignité
humaine. Mais, cette dignité, il la comprend à la
manière de certains philosophes dont l'Église est
loin d'avoir à se louer. Le premier élément
de cette dignité est la liberté, entendue en ce
sens que, sauf en matière de religion, chaque homme est
autonome. De ce principe fondamental il tire les conclusions suivantes :
Aujourd'hui, le peuple est en tutelle sous une autorité
distincte de lui, il doit s'en affranchir : émancipation
politique. Il est sous la dépendance de patrons qui,
détenant ses instruments de travail, l'exploitent, l'oppriment
et l'abaissent ; il doit secouer leur joug : émancipation
économique. Il est dominé enfin par une caste
appelée dirigeante, à qui son développement
intellectuel assure une prépondérance indue dans
la direction des affaires ; il doit se soustraire à.
sa domination : émancipation intellectuelle.
Le nivellement des conditions à ce triple point de vue
établira parmi les hommes l'égalité, et cette
égalité est la vraie justice humaine.
Une organisation politique et sociale fondée
sur cette double base, la liberté et l'égalité
(auxquelles viendra bientôt s'ajouter la fraternité),
voilà ce qu'ils appellent Démocratie.
Néanmoins, la liberté et l'égalité
n'en constituent que le côté, pour ainsi dire, négatif.
Ce qui fait proprement et positivement la Démocratie, c'est
la participation la plus grande possible de chacun au gouvernement
de la chose publique. Et cela comprend un triple élément,
politique, économique et moral.
D'abord, en politique, le Sillon n'abolit
pas l'autorité ; il l'estime, au contraire, nécessaire ;
mais il veut la partager, ou, pour mieux dire, la multiplier de
telle façon que chaque citoyen deviendra une sorte de roi.
L'autorité, il est vrai, émane de Dieu, mais elle
réside primordialement dans le peuple et s'en dégage
par voie d'élection ou, mieux encore, de sélection,
sans pour cela quitter le peuple et devenir indépendante
de lui ; elle sera extérieure, mais en apparence seulement ;
en réalité, elle sera intérieure, parce que
ce sera une autorité consentie.
Proportions gardées, il en sera de
même dans l'ordre économique. Soustrait à
une classe particulière, le patronat sera si bien multiplié
que chaque ouvrier deviendra une sorte de patron. La forme appelée
à réaliser cet idéal économique n'est
point, affirme-t-on, celle du socialisme, c'est un système
de coopératives suffisamment multipliées pour provoquer
une concurrence féconde et pour sauvegarder l'indépendance
des ouvriers qui ne seront enchaînés à aucune
d'entre elles.
Voici maintenant l'élément capital,
l'élément moral. Comme l'autorité, on l'a
vu, est très réduite, il faut une autre force pour
la suppléer et pour opposer une réaction permanente
à l'égoïsme individuel. Ce nouveau principe,
cette force, c'est l'amour de l'intérêt professionnel
et de l'intérêt public, c'est-à-dire de la
fin même de la profession et de la société.
Imaginez une société où, dans l'âme
de chacun, avec l'amour inné du bien individuel et du bien
familial, régnerait l'amour du bien professionnel et du
bien public, où, dans la conscience d'un chacun, ces amours
se subordonneraient de telle façon que le bien supérieur
primât toujours le bien inférieur ; cette société-là
ne pourrait-elle pas à peu près se passer d'autorité
et n'offrirait-elle pas l'idéal de la dignité humaine,
chaque citoyen ayant une âme de roi, chaque ouvrier une
âme de patron ? Arraché à l'étroitesse
de ses intérêts privés et élevé
jusqu'aux intérêts de sa profession et, plus haut,
jusqu'à ceux de la nation entière et, plus haut
encore, jusqu'à ceux de l'humanité (car l'horizon
du Sillon ne s'arrête pas aux frontières de
la patrie, il s'étend à tous les hommes jusqu'aux
confins du monde), le coeur humain, élargi par l'amour
du bien commun, embrasserait tous les camarades de la même
profession, tous les compatriotes, tous les hommes. Et voilà
la grandeur et la noblesse humaine idéale réalisée
par la célèbre trilogie : Liberté, Égalité,
Fraternité.
Or, ces trois éléments, politique,
économique, et moral, sont subordonnés l'un à
l'autre, et c'est l'élément moral, nous l'avons
dit, qui est le principal. En effet, nulle démocratie politique
n'est viable si elle n'a des points d'attache profonds dans la
démocratie économique. À leur tour, ni l'une
ni l'autre ne sont possibles si elles ne s'enracinent pas dans
un état d'esprit où la conscience se trouve investie
de responsabilités et d'énergies morales proportionnées.
Mais supposez cet état d'esprit, ainsi fait de responsabilité
consciente et de forces morales, la démocratie économique
s'en dégagera naturellement par traduction en actes de
cette conscience et de ces énergies ; et de même,
et par la même voie, du régime corporatif sortira
la démocratie politique ; et la démocratie
politique et économique, celle-ci portant l'autre, se trouveront
fixées dans la conscience même du peuple sur des
assises inébranlables.
Telle est, en résumé, la théorie,
on pourrait dire le rêve du Sillon, et c'est à
cela que tend son enseignement et ce qu'il appelle l'éducation
démocratique du peuple, c'est-à-dire à porter
à son maximum la conscience et la responsabilité
civiques de chacun, d'où découlera la démocratie
économique et politique, et le règne de la justice,
de l'égalité et de la fraternité.
Ce rapide exposé, vénérables
Frères, vous montre déjà clairement combien
Nous avions raison de dire que le Sillon oppose doctrine à
doctrine, qu'il bâtit sa cité sur une théorie
contraire à la vérité catholique et qu'il
fausse les notions essentielles et fondamentales qui règlent
les rapports sociaux dans toute société humaine.
Cette opposition ressortira davantage encore des considérations
suivantes.
Le Sillon place primordialement l'autorité
publique dans le peuple, de qui elle dérive ensuite aux
gouvernants, de telle façon cependant qu'elle continue
à résider en lui. Or, Léon XIII a formellement
condamné cette doctrine dans son Encyclique Diuturnum
Illud du Principat politique, où il dit : " Des
modernes en grand nombre, marchant sur les traces de ceux qui,
au siècle dernier, se donnèrent le nom de philosophes,
déclarent que toute puissance vient du peuple ; qu'en
conséquence ceux qui exercent le pouvoir dans la société
ne l'exercent pas comme une autorité propre, mais comme
une autorité à eux déléguée
par te peuple et sous la condition qu'elle puisse être révoquée
par la volonté du peuple de qui ils la tiennent. Tout au
contraire est le sentiment des catholiques, qui font dériver
le droit de commander de Dieu, comme de son principe naturel et
nécessaire. " Sans doute le Sillon fait
descendre de Dieu cette autorité qu'il place d'abord dans
le peuple, mais de telle sorte qu' " elle remonte d'en
bas pour aller en haut, tandis que, dans l'organisation de l'Église,
le pouvoir descend d'en haut pour aller en bas " (1).
Mais, outre qu'il est anormal que la délégation
monte, puisqu'il est de sa nature de descendre, Léon XIII
a réfuté par avance cette tentative de conciliation
de la doctrine catholique avec l'erreur du philosophisme. Car
il poursuit : " Il importe de le remarquer ici :
ceux qui président au gouvernement de la chose publique
peuvent bien, en certains cas, être élus par la volonté
et le jugement de la multitude, sans répugnance ni opposition
avec la doctrine catholique. Mais si ce choix désigne le
gouvernant, il ne lui confère pas l'autorité de
gouverner, il ne délègue pas le pouvoir, il désigne
la personne qui en sera investie. "
Au reste, si le peuple demeure le détenteur
du pouvoir, que devient l'autorité ? Une ombre, un
mythe ; il n'y a plus de loi proprement dite, il n'y a plus
d'obéissance. Le Sillon l'a reconnu, puisqu'en effet il
réclame, au nom de la dignité humaine, la triple
émancipation politique, économique et intellectuelle,
la cité future à laquelle il travaille n'aura plus
de maîtres ni de serviteurs ; les citoyens y seront
tous libres, tous camarades, tous rois. Un ordre, un précepte,
serait un attentat à la liberté ; la subordination
à une supériorité quelconque serait une diminution
de l'homme, l'obéissance une déchéance. Est-ce
ainsi, Vénérables Frères, que la doctrine
traditionnelle de l'Église nous représente les relations
sociales dans la cité même la plus parfaite possible ?
Est-ce que toute société de créatures dépendantes
et inégales par nature n'a pas besoin d'une autorité
qui dirige leur activité vers le bien commun et qui impose
sa loi ? Et si dans la société il se trouve
des êtres pervers (et il y en aura toujours), l'autorité
ne devra-t-elle pas être d'autant plus forte que l'égoïsme
des méchants sera plus menaçant ? Ensuite,
peut-on dire avec une ombre de raison qu'il y a incompatibilité
entre l'autorité et la liberté, à moins de
se tromper lourdement sur le concept de la liberté ?
Peut-on enseigner que l'obéissance est contraire à
la dignité humaine et que l'idéal serait de la remplacer
par " l'autorité consentie " ?
Est-ce que l'apôtre Saint Paul n'avait pas en vue la société
humaine à toutes ses étapes possibles, quand il
prescrivait aux fidèles d'être soumis à toute
autorité ? Est-ce que l'obéissance aux hommes
en tant que représentants légitimes de Dieu, c'est-à-dire
en fin de compte l'obéissance à Dieu abaisse l'homme
et le ravale au-dessous de lui-même ? Est-ce que l'état
religieux fondé sur l'obéissance serait contraire
à l'idéal de la nature humaine ? Est-ce que
les saints, qui ont été les plus obéissants
des hommes, étaient des esclaves et des dégénérés ?
Est-ce qu'enfin on peut imaginer un état social où
Jésus-Christ revenu sur terre ne donnerait plus l'exemple
de l'obéissance et ne dirait plus : Rendez à
César ce qui est à César, et à Dieu
ce qui est à Dieu ?
Le Sillon qui enseigne de pareilles
doctrines et les met en pratique dans sa vie intérieure,
sème donc parmi votre jeunesse catholique des notions erronées
et funestes sur l'autorité, la liberté et l'obéissance.
Il n'en est pas autrement de la justice et de l'égalité.
Il travaille, dit-il, à réaliser une ère
d'égalité, qui serait par là-même une
ère de meilleure justice. Ainsi, pour lui, toute inégalité
de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice !
Principe souverainement contraire à la nature des choses,
générateur de jalousie et d'injustice et subversif
de tout ordre social. Ainsi la démocratie seule inaugurera
le règne de la parfaite justice !
N'est-ce pas une injure faite aux autres formes
de gouvernement, qu'on ravale de la sorte, au rang de gouvernement
de pis aller impuissants ? Au reste, le Sillon se heurte
encore sur ce point à l'enseignement de Léon XIII.
Il aurait pu lire dans l'Encyclique déjà citée
du Principat politique que " la justice sauvegardée,
il n'est pas interdit aux peuples de se donner le gouvernement
qui répond le mieux à leur caractère ou aux
institutions et coutumes qu'ils ont reçues de leurs ancêtres " ;
et l'Encyclique fait allusion à la triple forme de gouvernement
bien connue. Elle suppose donc que la justice est compatible avec
chacune d'elle. Et l'Encyclique sur la condition des ouvriers
n'affirme-t-elle pas clairement la possibilité de restaurer
la justice dans les organisations actuelles de la société,
puisqu'elle en indique les moyens ? Or, sans aucun doute,
Léon XIII entendait parler non pas d'une justice quelconque,
mais de la justice parfaite. En enseignant donc que la justice
est compatible avec les trois formes de gouvernement qu'on sait,
il enseignait que, sous ce rapport, la Démocratie ne jouit
pas d'un privilège spécial. Les sillonnistes, qui
prétendent le contraire, ou bien refusent d'écouter
l'Église, ou se forment de la justice et de l'égalité
un concept qui n'est pas catholique.
Il en est de même de la notion de fraternité,
dont ils mettent la base dans l'amour des intérêts
communs, ou, par delà toutes les philosophies et toutes
les religions, dans la simple notion d'humanité, englobant
ainsi dans le même amour et une égale tolérance
tous les hommes avec toutes leurs misères, aussi bien intellectuelles
et morales que physiques et temporelles. Or, la doctrine catholique
nous enseigne que le premier devoir de la charité n'est
pas dans la tolérance des convictions erronées,
quelques sincères qu'elles soient, ni dans l'indifférence
théorique ou pratique pour l'erreur ou le vice où
nous voyons plongés nos frères, mais dans le zèle
pour leur amélioration intellectuelle et morale non moins
que pour leur bien-être matériel. Cette même
doctrine catholique nous enseigne aussi que la source de l'amour
du prochain se trouve dans l'amour de Dieu, père commun
et fin commune de toute la famille humaine, et dans l'amour de
Jésus-Christ, dont nous sommes les membres au point que
soulager un malheureux, c'est faire du bien à Jésus-Christ
lui-même. Tout autre amour est illusion ou sentiment stérile
et passager. Certes, l'expérience humaine est là,
dans les sociétés païennes ou laïques
de tous les temps, pour prouver qu'à certaines heures la
considération des intérêts communs ou de la
similitude de nature pèse fort peu devant les passions
et les convoitises du coeur. Non, Vénérables Frères,
il n'y a pas de vraie fraternité en dehors de la charité
chrétienne, qui, par amour pour Dieu et son Fils Jésus-Christ
notre Sauveur, embrasse tous les hommes pour les soulager tous
et pour les amener tous à la même foi et au même
bonheur du ciel. En séparant la fraternité de la
charité chrétienne ainsi entendue, la démocratie,
loin d'être un progrès, constituerait un recul désastreux
pour la civilisation. Car si l'on veut arriver, et Nous le désirons
de toute Notre âme, à la plus grande somme de bien
être possible pour la société et pour chacun
de ses membres par la fraternité, ou, comme on dit encore,
par la solidarité universelle, il faut l'union des esprits
dans la vérité, l'union des volontés dans
la morale, l'union des coeurs dans l'amour de Dieu et de son Fils,
Jésus-Christ. Or, cette union n'est réalisable que
par la charité catholique, laquelle seule, par conséquent,
peut conduire les peuples dans la marche du progrès, vers
l'idéal de la civilisation.
Enfin, à la base de toutes les falsifications
des notions sociales fondamentales, le Sillon place une
fausse idée de la dignité humaine. D'après
lui, l'homme ne sera vraiment homme, digne de ce nom, que du jour
où il aura acquis une conscience éclairée,
forte, indépendante, autonome, pouvant se passer de maître,
ne s'obéissant qu'à elle-même et capable d'assumer
et de porter sans forfaire les plus graves responsabilités.
Voilà de ces grands mots avec lesquels on exalte le sentiment
de l'orgueil humain ; tel un rêve qui entraîne
l'homme, sans lumière, sans guide et sans secours, dans
la voie de l'illusion, où, en attendant le grand jour de
la pleine conscience, il sera dévoré par l'erreur
et les passions. Et ce grand jour, quand viendra-t-il ? À
moins de changer la nature humaine (ce qui n'est pas au pouvoir
du Sillon), viendra-t-il jamais ? Est-ce que les saints,
qui ont porté la dignité humaine à son apogée,
avaient cette dignité-là ? Et les humbles de
la terre, qui ne peuvent monter si haut et qui se contentent de
tracer modestement leur sillon, au rang que la Providence leur
a assigné, en remplissant énergiquement leurs devoirs
dans l'humilité, l'obéissance et la patience chrétiennes,
ne seraient-ils pas dignes du nom d'hommes, eux que le Seigneur
tirera un jour de leur condition obscure pour les placer au ciel
parmi les princes de son peuple ?
Nous arrêterons là nos réflexions
sur les erreurs du Sillon, Nous ne prétendons pas
épuiser le sujet, car il y aurait encore à attirer
votre attention sur d'autres points également faux et dangereux,
par exemple, sur la manière de comprendre le pouvoir coercitif
de l'Église. Il importe maintenant de voir l'influence
de ces erreurs sur la conduite pratique du Sillon et sur
son action sociale.
Les doctrines du Sillon ne restent
pas dans le domaine de l'abstraction philosophique. Elles sont
enseignées à la jeunesse catholique, et, bien plus,
on s'essaye à les vivre. Le Sillon se regarde comme
le noyau de la cité future ; il la reflète
donc aussi fidèlement que possible. En effet, il n'y a
pas de hiérarchie dans le Sillon. L'élite
qui le dirige s'est dégagée de la masse par sélection,
c'est-à-dire en s'imposant par son autorité morale
et par ses vertus. On y entre librement, comme librement on en
sort. Les études s'y font sans maître, tout au plus
avec un conseiller. Les cercles d'études sont de véritables
coopératives intellectuelles, où chacun est tout
ensemble maître et élève. La camaraderie la
plus absolue règne entre les membres et met en contact
total leurs âmes : de là, l'âme commune
du Sillon. On l'a définie " une amitié ".
Le prêtre lui-même quand il y entre, abaisse l'éminente
dignité de son sacerdoce et, par le plus étrange
renversement des rôles, se fait élève, se
met au niveau de ses jeunes amis et n'est plus qu'un camarade.
Dans ces habitudes démocratiques et
les théories sur la cité idéale qui les inspirent,
vous reconnaîtrez, Vénérables Frères,
la cause secrète des manquements disciplinaires que vous
avez dû si souvent reprocher au Sillon. Il n'est
pas étonnant que vous ne trouviez pas chez les chefs et
chez leurs camarades ainsi formés, fussent-ils séminaristes
ou prêtres, le respect, la docilité et l'obéissance
qui sont dus à vos personnes et à votre autorité ;
que vous sentiez de leur part une sourde opposition et que vous
ayez le regret de les voir se soustraire totalement, ou, quand
ils y sont forcés par l'obéissance, se livrer avec
dégoût à des oeuvres non sillonnistes. Vous
êtes le passé, eux sont les pionniers de la civilisation
future. Vous représentez la hiérarchie, les inégalités
sociales, l'autorité et l'obéissance: institutions
vieillies, auxquelles leurs âmes, éprises d'un autre
idéal, ne peuvent plus se plier. Nous avons sur cet état
d'esprit le témoignage de faits douloureux, capables d'arracher
des larmes, et Nous ne pouvons, malgré notre longanimité,
Nous défendre d'un juste sentiment d'indignation. Eh quoi !
on inspire à votre jeunesse catholique la défiance
envers l'Église, leur mère ; on leur apprend
que depuis dix-neuf siècles, elle n'a pas encore réussi
dans le monde à constituer la société sur
ses vraies bases ; qu'elle n'a pas compris les notions sociales
de l'autorité, de la liberté, de l'égalité,
de la fraternité et de la dignité humaine ;
que les grands évêques et les grands monarques, qui
ont créé et si glorieusement gouverné la
France, n'ont pas su donner à leur peuple ni la vraie justice,
ni le vrai bonheur, parce qu'ils n'avaient pas l'idéal
du Sillon !
Le souffle de la Révolution a passé
par là, et nous pouvons conclure que si les doctrines sociales
du Sillon sont erronées, son esprit est dangereux
et son éducation funeste.
Mais alors, que devons-nous penser de son
action dans l'Église, lui dont le catholicisme est si pointilleux
que d'un peu plus, à moins d'embrasser sa cause, on serait
à ses yeux un ennemi intérieur du catholicisme et
l'on ne comprendrait rien à l'Évangile et à
Jésus-Christ ? Nous croyons bon d'insister sur cette
question parce que c'est précisément son ardeur
catholique qui a valu au Sillon, jusque dans ces derniers
temps, de précieux encouragements et d'illustres suffrages.
Eh bien ! devant les paroles et les faits, Nous sommes obligé
de dire que, dans son action comme dans sa doctrine, le Sillon
ne donne pas satisfaction à l'Église.
D'abord, son catholicisme ne s'accommode que
de la forme du gouvernement démocratique, qu'il estime
être la plus favorable à l'Église, et se confondre
pour ainsi dire avec elle ; il inféode donc sa religion
à un parti politique. Nous n'avons pas à démontrer
que l'avènement de la démocratie universelle n'importe
pas à l'action de l'Église dans le monde ;
Nous avons déjà rappelé que l'Église
a toujours laissé aux nations le souci de se donner le
gouvernement qu'elles estiment le plus avantageux pour leurs intérêts.
Ce que Nous voulons affirmer encore une fois après Notre
prédécesseur, c'est qu'il y a erreur et danger à
inféoder, par principe, le catholicisme à une forme
de gouvernement ; erreur et danger qui sont d'autant plus
grands lorsqu'on synthétise la religion avec un genre de
démocratie dont les doctrines sont erronées. Or
c'est le cas du Sillon, lequel, par le fait, et pour une
forme politique spéciale, en compromettant l'Église,
divise les catholiques, arrache la jeunesse et même des
prêtres et des séminaristes à l'action simplement
catholique, et dépense en pure perte les forces vives d'une
partie de la nation.
Et voyez, Vénérables Frères,
une étonnante contradiction. C'est précisément
parce que la religion doit dominer tous les partis, c'est en invoquant
ce principe que le Sillon s'abstient de défendre
l'Église attaquée. Certes, ce n'est pas l'Église
qui est descendue dans l'arène politique : on l'y
a entraînée et pour la mutiler et pour la dépouiller.
Le devoir de tout catholique n'est-il donc pas d'user des armes
politiques qu'il tient en main pour la défendre, et aussi
pour forcer la politique à rester dans son domaine et à
ne s'occuper de l'Église que pour lui rendre ce qui lui
est dû ? Eh bien ! en face de l'Église
ainsi violentée, on a souvent la douleur de voir les sillonnistes
se croiser les bras, si ce n'est qu'à la défendre
ils trouvent leur compte ; on les voit dicter ou soutenir
un programme qui nulle part ni à aucun degré ne
révèle le catholique. Ce qui n'empêche pas
les hommes, en pleine lutte politique, sous le coup d'une provocation,
d'afficher publiquement leur foi. Qu'est-ce à dire, sinon
qu'il y a deux hommes dans le sillonniste : l'individu qui
est catholique ; le sillonniste, l'homme d'action, qui est
neutre.
Il fut un temps où le Sillon,
comme tel était formellement catholique. En fait de force
morale, il n'en connaissait qu'une, la force catholique, et il
allait proclamant que la démocratie serait catholique ou
qu'elle ne serait pas. Un moment vint où il se ravisa.
Il laissa à chacun sa religion ou sa philosophie. Il cessa
lui-même de se qualifier de " catholique "
et, à la formule " La démocratie sera
catholique ", il substitua cette autre " La
démocratie ne sera pas anticatholique ", pas
plus d'ailleurs qu'anti-juive ou antibouddhiste. Ce fut l'époque
du plus grand Sillon. On appela à la construction
de la cité future tous les ouvriers de toutes les religions
et de toutes les sectes. On ne leur demanda que d'embrasser le
même idéal social, de respecter toutes les croyances
et d'apporter un certain appoint de forces morales. Certes, proclamait-on,
" les chefs du Sillon mettent leur foi religieuse au-dessus
de tout. Mais peuvent-ils ôter aux autres le droit de puiser
leur énergie morale là où ils peuvent ?
En revanche, ils veulent que les autres respectent leur droit,
à eux de la puiser dans la foi catholique. Ils demandent
donc à tous ceux qui veulent transformer la société
présente dans le sens de la démocratie de ne pas
se repousser mutuellement à cause des convictions philosophiques
ou religieuses qui peuvent les séparer, mais de marcher
la main dans la main, non pas en renonçant à leurs
convictions, mais en essayant de faire sur le terrain des réalités
pratiques la preuve de l'excellence de leurs convictions personnelles.
Peut-être sur ce terrain de l'émulation entre âmes
attachées à différentes convictions religieuses
ou philosophiques l'union pourra se réaliser. "
(2) Et l'on déclara en même temps (comment cela pouvait-il
s'accomplir?) que le petit Sillon catholique serait l'âme
du grand Sillon cosmo polite.
Récemment, le nom du plus grand
Sillon a disparu, et une nouvelle organisation est intervenue,
sans modifier, bien au contraire, l'esprit et le fond des choses :
" pour mettre de l'ordre dans le travail et organiser
les diverses formes d'activité. Le Sillon reste
toujours une âme, un esprit, qui se mêlera aux groupes
et inspirera leur activité ". Et tous les groupements
nouveaux, devenus en apparence autonomes : catholiques, protestants,
libres-penseurs, sont priés de se mettre à l'oeuvre.
" Les camarades catholiques travailleront entre eux
dans une organisation spéciale à s'instruire et
à s'éduquer. Les démocrates protestants et
libres-penseurs en feront autant de leur côté. Tous,
catholiques, protestants et libres-penseurs, auront à coeur
d'armer la jeunesse non pas pour une lutte fratricide, mais pour
une généreuse émulation sur le terrain des
vertus sociales et civiques. " (3) Ces déclarations
et cette nouvelle organisation de l'action sillonniste appellent
de bien graves réflexions.
Voici, fondée par des catholiques,
une association interconfessionnelle, pour travailler à
la réforme de la civilisation, oeuvre religieuse au premier
chef, car pas de vraie civilisation sans civilisation morale,
et pas de vraie civilisation morale sans la vraie religion :
c'est une vérité démontrée, c'est
un fait d'histoire. Et les nouveaux sillonnistes ne pourront pas
prétexter qu'ils ne travailleront que " sur le
terrain des réalités pratiques " où
la diversité des croyances n'importe pas. Leur chef sent
si bien cette influence des convictions de l'esprit sur le résultat
de l'action qu'il les invite, à quelque religion qu'ils
appartiennent, à " faire sur le terrain des réalités
pratiques la preuve de l'excellence de leurs convictions personnelles ".
Et avec raison car les réalisations pratiques revêtent
le caractère des convictions religieuses, comme les membres
d'un corps jusqu'à leurs dernières extrémités
reçoivent leur forme du principe vital qui l'anime.
Ceci dit, que faut-il penser de la promiscuité
où se trouveront engagés les jeunes catholiques
avec des hétérodoxes et des incroyants de toute
sorte dans une oeuvre de cette nature ? N'est-elle pas mille
fois plus dangereuse pour eux qu'une association neutre ?
Que faut-il penser de cet appel à tous les hétérodoxes
et à tous les incroyants à prouver de leurs convictions
sur le terrain social, dans une espèce de concours apologétique,
comme si ce concours ne durait pas depuis dix-neuf siècles,
dans des conditions moins dangereuses pour la foi des fidèles
et tout en l'honneur de l'Église catholique ? Que
faut-il penser de ce respect de toutes les erreurs et de l'invitation
étrange, faite par un catholique à tous les dissidents,
de fortifier leurs convictions par l'étude et d'en faire
des sources toujours plus abondantes de forces nouvelles ?
Que faut-il penser d'une association où toutes les religions
et même la libre-pensée peuvent se manifester hautement
à leur aise ? Car les sillonnistes qui, dans les conférences
publiques et ailleurs, proclament fièrement leur foi individuelle,
n'entendent certainement pas fermer la bouche aux autres et empêcher
le protestant d'affirmer son protestantisme et le sceptique son
scepticisme. Que penser, enfin, d'un catholique qui, en entrant
dans son cercle d'études, laisse son catholicisme à
la porte, pour ne pas effrayer les camarades qui, " rêvant
d'une action sociale désintéressée, répugnent
de la faire servir au triomphe d'intérêts, de coteries
ou même de convictions quelles qu'elles soient " ?
Telle est la profession de foi du nouveau Comité démocratique
d'action sociale, qui a hérité de la plus grande
tâche de l'ancienne organisation, et qui, dit-il, " en
brisant l'équivoque entretenue autour du plus grand
Sillon, tant dans les milieux réactionnaires que dans
les milieux anticléricaux ", est ouvert à
tous les hommes " respectueux des forces morales et
religieuses et convaincus qu'aucune émancipation sociale
véritable n'est possible sans le ferment d'un généreux
idéalisme ".
Oui, hélas ! l'équivoque
est brisée ; l'action sociale du Sillon n'est plus
catholique ; le sillonniste, comme tel, ne travaille pas
pour une coterie, et " l'Église, il le dit, ne
saurait à aucun titre être bénéficiaire
des sympathies que son action pourra susciter ". Étrange
insinuation, vraiment ! On craint que l'Église ne
profite de l'action sociale du Sillon dans un but égoïste
et intéressé, comme si tout ce qui profite à
l'Église ne profitait pas à l'humanité !
Étrange renversement des idées : c'est l'Église
qui serait la bénéficiaire de l'action sociale,
comme si les plus grands économistes n'avaient pas reconnu
et démontré que c'est l'action sociale, qui, pour
être sérieuse et féconde, doit bénéficier
de l'Église.
Mais, plus étranges encore, effrayantes
et attristantes à la fois, sont l'audace et la légèreté
d'esprit d'hommes qui se disent catholiques, qui rêvent
de refondre la société dans de pareilles conditions
et d'établir sur terre, par-dessus l'Église catholique
" le règne de la justice et de l'amour ",
avec des ouvriers venus de toute part, de toutes religions ou
sans religion, avec ou sans croyances, pourvu qu'ils oublient
ce qui les divise : leurs convictions religieuses et philosophiques,
et qu'ils mettent en commun ce qui les unit : un généreux
idéalisme et des forces morales prises " où
ils peuvent ". Quand on songe à tout ce qu'il
a fallu de forces, de science, de vertus surnaturelles pour établir
la cité chrétienne, et les souffrances de millions
de martyrs, et les lumières des Pères et des Docteurs
de l'Église, et le dévouement de tous les héros
de la charité, et une puissante hiérarchie née
du ciel, et des fleuves de grâce divine, et le tout édifié,
relié, compénétré par la Vie de Jésus-Christ,
la Sagesse de Dieu, le Verbe fait homme ; quand on songe,
disons-Nous, à tout cela, on est effrayé de voir
de nouveaux apôtres s'acharner à faire mieux avec
la mise en commun d'un vague idéalisme et de vertus civiques.
Que vont-ils produire ? Qu'est-ce qui va sortir de cette
collaboration ? Une construction purement verbale et chimérique,
où l'on verra miroiter pêle-mêle et dans une
confusion séduisante les mots de liberté, de justice,
de fraternité et d'amour, d'égalité et d'exaltation
humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal
comprise. Ce sera une agitation tumultueuse, stérile pour
le but proposé et qui profitera aux remueurs de masses
moins utopistes. Oui, vraiment, on peut dire que le Sillon
convoie le socialisme, l'oeil fixé sur une chimère.
Nous craignons qu'il n'y ait encore pire.
Le résultat de cette promiscuité en travail, le
bénéficiaire de cette action sociale cosmopolite
ne peut être qu'une démocratie qui ne sera ni catholique,
ni protestante, ni juive ; une religion (car le sillonnisme,
les chefs l'ont dit, est une religion) plus universelle que l'Église
catholique, réunissant tous les hommes devenus enfin frères
et camarades dans " le règne de Dieu ".-
" On ne travaille pas pour l'Église, on travaille
pour l'humanité ".
Et maintenant, pénétré
de la plus vive tristesse, Nous Nous demandons, vénérables
Frères, ce qu'est devenu le catholicisme du Sillon.
Hélas, lui qui donnait autrefois de si belles espérances,
ce fleuve limpide et impétueux a été capté
dans sa marche par les ennemis modernes de l'Église et
ne forme plus dorénavant qu'un misérable affluent
du grand mouvement d'apostasie organisé, dans tous les
pays, pour l'établissement d'une Église universelle
qui n'aura ni dogmes, ni monarchie, ni règle pour l'esprit,
ni frein pour les passions et qui, sous prétexte de liberté
et de dignité humaine, ramènerait dans le monde,
si elle pouvait triompher, le règne légal de la
ruse et de la force, et l'oppression des faibles, de ceux qui
souffrent et qui travaillent.
Nous ne connaissons que trop les sombres officines
où l'on élabore ces doctrines délétères
qui ne devraient pas séduire des esprits clairvoyants.
Les chefs du Sillon n'ont pu s'en défendre :
l'exaltation de leurs sentiments, l'aveugle bonté de leur
coeur, leur mysticisme philosophique, mêlé d'une
part d'illuminisme, les ont entraînés vers un nouvel
Évangile, dans lequel ils ont cru voir le véritable
Évangile du Sauveur, au point qu'ils osent traiter Notre-Seigneur
Jésus-Christ avec une familiarité souverainement
irrespectueuse et que, leur idéal étant apparenté
à celui de la Révolution, ils ne craignent pas de
faire entre l'Évangile et la Révolution des rapprochements
blasphématoires qui n'ont pas l'excuse d'avoir échappé
à quelque improvisation tumultueuse.
Nous voulons attirer votre attention, Vénérables
Frères, sur cette déformation de l'Évangile
et du caractère sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
Dieu et Homme, pratiquée dans le " Sillon " et
ailleurs. Dès que l'on aborde la question sociale, il est
de mode, dans certains milieux, d'écarter d'abord la divinité
de Jésus-Christ, et puis de ne parler que de sa souveraine
mansuétude, de sa compassion pour toutes les misères
humaines, de ses pressantes exhortations à l'amour du prochain
et à la fraternité. Certes, Jésus nous a
aimés d'un amour immense, infini, et il est venu sur terre
souffrir et mourir pour que, réunis autour de lui dans
la justice et l'amour, animés des mêmes sentiments
de charité mutuelle, tous les hommes vivent dans la paix
et le bonheur. Mais, à la réalisation de ce bonheur
temporel et éternel, il a mis, avec une souveraine autorité,
la condition que l'on fasse partie de son troupeau, que l'on accepte
sa doctrine, que l'on pratique la vertu et qu'on se laisse enseigner
et guider par Pierre et ses successeurs. Puis, si Jésus
a été bon pour les égarés et les pécheurs,
il n'a pas respecté leurs convictions erronées,
quelque sincères qu'elles parussent ; il les a tous
aimés pour les instruire, les convertir et les sauver.
S'il a appelé à lui pour les soulager, ceux qui
peinent et qui souffrent, ce n'a pas été pour leur
prêcher la jalousie d'une égalité chimérique.
S'il a relevé les humbles, ce n'a pas été
pour leur inspirer le sentiment d'une dignité indépendante
et rebelle à l'obéissance. Si son coeur débordait
de mansuétude pour les âmes de bonne volonté,
il a su également s'armer d'une sainte indignation contre
les profanateurs de la maison de Dieu, contre les misérables
qui scandalisent les petits, contre les autorités qui accablent
le peuple sous le poids de lourds fardeaux sans y mettre le doigt
pour les soulever. Il a été aussi fort que doux ;
il a grondé, menacé, châtié, sachant
et nous enseignant que souvent la crainte est le commencement
de la sagesse et qu'il convient parfois de couper un membre pour
sauver le corps. Enfin, il n'a pas annoncé pour la société
future le règne d'une félicité idéale,
d'où la souffrance serait bannie ; mais, par ses leçons
et par ses exemples, il a tracé le chemin du bonheur possible
sur terre et du bonheur parfait au ciel : la voie royale
de la croix. Ce sont là des enseignements qu'on aurait
tort d'appliquer seulement à la vie individuelle en vue
du salut éternel ; ce sont des enseignements éminemment
sociaux, et ils nous montrent en Notre-Seigneur Jésus-Christ
autre chose qu'un humanitarisme sans consistance et sans autorité.
Pour vous, Vénérables Frères
continuez activement l'oeuvre du Sauveur des hommes par l'imitation
de sa douceur et sa force. Inclinez-vous vers toutes les misères ;
qu'aucune douleur n'échappe à votre sollicitude
pastorale ; qu'aucune plainte ne vous trouve indifférents.
Mais aussi, prêchez hardiment leurs devoirs aux grands et
aux petits ; il vous appartient de former la conscience du
peuple et des pouvoirs publics. La question sociale sera bien
près d'être résolue lorsque les uns et les
autres, moins exigeants sur leurs droits mutuels, rempliront plus
exactement leurs devoirs.
De plus, comme dans le conflit des intérêts,
et surtout dans la lutte avec des forces malhonnêtes, la
vertu d'un homme, sa sainteté même ne suffit pas
toujours à lui assurer le pain quotidien, et que les rouages
sociaux devraient être organisés de telle façon
que, par leur jeu naturel, ils paralysent les efforts des méchants
et rendent abordable à toute bonne volonté sa part
légitime de félicité temporelle, Nous désirons
vivement que vous preniez une part active à l'organisation
de la société dans ce but. Et à cette fin,
pendant que vos prêtres se livreront avec ardeur au travail
de la sanctification des âmes, de la défense de l'Église,
et aux oeuvres de charité proprement dites, vous en choisirez
quelques-uns, actifs et d'esprit pondéré, munis
des grades de docteur en philosophie et en théologie et
possédant parfaitement l'histoire de la civilisation antique
et moderne, et vous les appliquerez aux études moins élevées
et plus pratiques de la science sociale, pour les mettre, en temps
opportun, à la tête de vos oeuvres d'action catholique.
Toutefois, que ces prêtres ne se laissent pas égarer,
dans le dédale des opinions contemporaines, par le mirage
d'une fausse démocratie ; qu'ils n'empruntent pas
à la rhétorique des pires ennemis de l'Église
et du peuple un langage emphatique plein de promesses aussi sonores
qu'irréalisables. Qu'ils soient persuadés que la
question sociale et la science sociale ne sont pas nées
d'hier ; que, de tous temps, l'Église et l'État,
heureusement concertés, ont suscité dans ce but
des organisations fécondes ; que l'Église,
qui n'a jamais trahi le bonheur du peuple par des alliances compromettantes,
n'a pas à se dégager du passé et qu'il lui
suffit de reprendre, avec le concours des vrais ouvriers de la
restauration sociale, les organismes brisés par la Révolution
et de les adapter, dans le même esprit chrétien qui
les a inspirés, au nouveau milieu créé par
l'évolution matérielle de la société
contemporaine : car les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires
ni novateurs, mais traditionalistes.
Cette oeuvre éminemment digne de votre
zèle pastoral, Nous désirons que, loin d'y faire
obstacle, la jeunesse du " Sillon ", dégagée
de ses erreurs, y apporte dans l'ordre et la soumission convenables
un concours loyal et efficace.
Nous tournant donc vers les chefs du " Sillon ",
avec la confiance d'un Père qui parle à ses enfants,
Nous leur demandons pour leur bien, pour le bien de l'Église
et de la France, de vous céder leur place. Nous mesurons,
certes, l'étendue du sacrifice que Nous sollicitons d'eux,
mais Nous les savons assez généreux pour l'accomplir,
et, d'avance, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont
nous sommes l'indigne représentant, Nous les en bénissons.
Quant aux membres du " Sillon ", Nous voulons
qu'ils se rangent par diocèses pour travailler, sous la
direction de leurs évêques respectifs, à la
régénération chrétienne et catholique
du peuple, en même temps qu'à l'amélioration
de son sort. Ces groupes diocésains seront, pour le moment,
indépendants les uns des autres : et afin de bien
marquer qu'ils ont brisé avec les erreurs du passé,
ils prendront le nom de " Sillons Catholiques ",
et chacun de leurs membres ajoutera à son titre de " sillonniste ",
le même qualificatif de " catholique ".
Il va sans dire que tout sillonniste catholique restera libre
de garder par ailleurs ses préférences politiques,
épurées de tout ce qui ne serait pas entièrement
conforme, en cette matière, à la doctrine de l'Église.
Que si, Vénérables Frères, des groupes refusaient
de se soumettre à ces conditions, vous devriez les considérer
comme refusant par le fait de se soumettre à votre direction ;
et, alors, il y aurait à examiner s'ils se confinent dans
la politique ou l'économie pure, ou s'ils persévèrent
dans leurs anciens errements. Dans le premier cas, il est clair
que vous n'auriez pas plus à vous en occuper que du commun
des fidèles ; dans le second, vous devriez agir en
conséquence, avec prudence, mais avec fermeté. Les
prêtres auront à se tenir totalement en dehors des
groupes dissidents et se contenteront de prêter le secours
du saint ministère individuellement à leurs membres,
en leur appliquant au tribunal de la Pénitence les règles
communes de la morale relativement à la doctrine et à
la conduite. Quant aux groupes catholiques, les prêtres
et les séminaristes s'abstiendront de s'y agréger
comme membres, car il convient que la milice sacerdotale reste
au-dessus des associations laïques, même les plus utiles
et animées du meilleur esprit.
Telles sont les mesures pratiques par lesquelles
Nous avons cru nécessaire de sanctionner cette Lettre sur
le " Sillon " et les sillonnistes. Que le
Seigneur veuille bien, nous l'en prions du fond de l'âme,
faire comprendre à ces hommes et à ces jeunes gens
les graves raisons qui l'ont dictée, qu'il leur donne la
docilité du coeur, avec le courage de prouver, en face
de l'Église, la sincérité de leur ferveur
catholique ; et à vous, Vénérables Frères,
qu'il vous inspire pour eux, puisqu'ils sont désormais
vôtres, les sentiments d'une affection toute paternelle.
C'est dans cet espoir, et pour obtenir ces
résultats si désirables, que Nous vous accordons
de tout coeur, ainsi qu'à votre clergé et à
votre peuple, la Bénédiction apostolique.
Donné à Rome, près de
Saint-Pierre, le 25 août 1910, la huitième de Notre
Pontificat.
PIE X, PAPE
NOTES
(1) Marc Sangnier, Discours de Rouen, 1907.
(2) Marc Sangnier, Discours de Rouen, 1907.
(3) Marc Sangnier, Paris, mai 1910.
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