Vénérables Frères,
Salut et Bénédiction apostolique.
Oeuvre immortelle du Dieu de miséricorde,
l'Église, bien qu'en soi et de sa nature elle ait pour
but le salut des âmes et la félicité éternelle,
est cependant, dans la sphère même des choses humaines,
la source de tant et de tels avantages qu'elle n'en pourrait procurer
de plus nombreux et de plus grands, lors même qu'elle eût
été fondée surtout et directement en vue
d'assurer la félicité de cette vie.
Partout, en effet, où l'Église
a pénétré, elle a immédiatement changé
la face des choses et imprégné les moeurs publiques
non seulement de vertus inconnues jusqu'alors, mais encore d'une
civilisation toute nouvelle. Tous les peuples qui l'ont accueillie
se sont distingués par la douceur, l'équité
et la gloire des entreprises. - Et toutefois, c'est une accusation
déjà bien ancienne que l'Église, dit-on,
est contraire aux intérêts de la société
civile et incapable d'assurer les conditions de bien-être
et de gloire que réclame, à bon droit et par une
aspiration naturelle, toute société bien constituée.
Dès les premiers jours de l'Église, nous le savons,
les chrétiens ont été inquiétés
par suite d'injustes préjugés de cette sorte, et
mis en butte à la haine et au ressentiment, sous prétexte
qu'ils étaient les ennemis de l'empire. À cette
époque, l'opinion publique mettait volontiers à
la charge du nom chrétien les maux qui assaillaient la
société, tandis que c'était Dieu, le vengeur
des crimes, qui infligeait de justes peines aux coupables. Cette
odieuse calomnie indigna à bon droit le génie de
saint Augustin et aiguisa son style. C'est surtout dans son livre
de la Cité de Dieu qu'il mit en lumière la
vertu de la sagesse chrétienne dans ses rapports avec la
chose publique, si bien qu'il semble moins avoir plaidé
la cause des chrétiens de son temps que remporté
un triomphe perpétuel sur de si fausses accusations. -
Toutefois, le penchant funeste à ces plaintes et à
ces griefs ne cessa pas, et beaucoup se sont plu à chercher
la règle de la vie sociale en dehors des doctrines de l'Église
catholique. Et, même désormais, le droit nouveau,
comme on l'appelle, et qu'on prétend être le fruit
d'un âge adulte et le produit d'une liberté progressive,
commence à prévaloir et à dominer partout.
- Mais, en dépit de tant d'essais, il est de fait qu'on
n'a jamais trouvé, pour constituer et régir l'État,
de système préférable à celui qui
est l'épanouissement spontané de la doctrine évangélique.
- Nous croyons donc qu'il est d'une importance souveraine, et
conforme à Notre charge Apostolique, de confronter les
nouvelles théories sociales avec la doctrine chrétienne.
De cette sorte, Nous avons la confiance que la vérité
dissipera, par son seul éclat, toute cause d'erreur et
de doute, si bien que chacun pourra facilement voir ces règles
suprêmes de conduite qu'il doit suivre et observer.
Il n'est pas bien difficile d'établir
quel aspect et quelle forme aura la société si la
philosophie chrétienne gouverne la chose publique. - L'homme
est né pour vivre en société, car, ne pouvant
dans l'isolement, ni se procurer ce qui est nécessaire
et utile à la vie, ni acquérir la perfection de
l'esprit et du coeur, la Providence l'a fait pour s'unir à
ses semblables, en une société tant domestique que
civile, seule capable de fournir ce qu'il faut à la perfection
de l'existence.
Mais, comme nulle société ne
saurait exister sans un chef suprême et qu'elle imprime
à chacun une même impulsion efficace vers un but
commun, il en résulte qu'une autorité est nécessaire
aux hommes constitués en société pour les
régir ; autorité qui, aussi bien que la société,
procède de la nature, et par suite a Dieu pour auteur.
- Il en résulte encore que le pouvoir public ne peut venir
que de Dieu. Dieu seul, en effet, est le vrai et souverain Maître
des choses ; toutes, quelles qu'elles soient, doivent nécessairement
lui être soumises et lui obéir ; de telle sorte
que quiconque a le droit de commander ne tient ce droit que de
Dieu, chef suprême de tous. Tout pouvoir vient de Dieu
(l).
l. Rm 13, 1.
- Du reste,
la souveraineté n'est en soi nécessairement liée
à aucune forme politique; elle peut fort bien s'adapter
à celle-ci ou à celle-là, pourvu qu'elle
soit de fait apte à l'utilité et au bien commun,
Mais, quelle que soit la forme de gouvernement, tous les chefs
d'État doivent absolument avoir le regard fixé sur
Dieu, souverain Modérateur du monde, et, dans l'accomplissement
de leur mandat, le prendre pour modèle et règle.
De même, en effet, que dans l'ordre des choses visibles,
Dieu a créé des causes secondes, en qui se reflètent
en quelque façon la nature et l'action divines, et qui
concourent à mener au but où tend cet univers; ainsi
a-t-il voulu que dans la société civile, il y eût
une autorité dont les dépositaires fussent comme
une image de la puissance que Dieu a sur le genre humain, en même
temps que de sa Providence. Le commandement doit donc être
juste; c'est moins le gouvernement d'un Maître que d'un
Père, car l'autorité de Dieu sur les hommes est
très juste et se trouve unie à une paternelle bonté.
Il doit, d'ailleurs, s'exercer pour l'avantage des citoyens, parce
que ceux qui ont autorité sur les autres en sont exclusivement
investis pour assurer le bien public. L'autorité civile
ne doit servir, sous aucun prétexte, à l'avantage
d'un seul ou de quelques-uns, puisqu'elle a été
constituée pour le bien commun. Si les chefs d'État
se laissaient entraîner à une domination injuste,
s'ils péchaient par abus de pouvoir ou par orgueil, s'ils
ne pourvoyaient pas au bien du peuple, qu'ils le sachent, ils
auront un jour à rendre compte à Dieu, et ce compte
sera d'autant plus sévère que plus sainte est la
fonction qu'ils exercent et plus élevé le degré
de la dignité dont ils sont revêtus. Les puissants
seront puissamment punis (2). - De cette manière, la
suprématie du commandement entraînera l'hommage volontaire
du respect des sujets. En effet, si ceux-ci sont une fois bien
convaincus que l'autorité des souverains vient de Dieu,
ils se sentiront obligés en justice, à accueillir
docilement les ordres des princes et à leur prêter
obéissance et fidélité, par un sentiment
semblable à la piété qu'ont les enfants envers
les parents. Que toute âme soit soumise aux puissances
plus élevées (3). - Car il n'est pas plus permis
de mépriser le pouvoir légitime, quelle que soit
la personne en qui il réside, que de résister à
la volonté de Dieu ; or, ceux qui lui résistent
courent d'eux-mêmes à leur perte. Qui résiste
au pouvoir résiste à l'ordre établi par Dieu,
et ceux qui lui résistent s'attirent à eux-mêmes
la damnation (4). Ainsi donc, secouer l'obéissance
et révolutionner la société par le moyen
de la sédition, c'est un crime de lèse majesté,
non seulement humaine, mais divine.
2. Sap., 6, 7.
3. Rm 13, l.
4. Ibid. 5,2.
La société politique étant
fondée sur ces principes, il est évident qu'elle
doit sans faillir accomplir par un culte public les nombreux et
importants devoirs qui l'unissent à Dieu. - Si la nature
et la raison imposent à chacun l'obligation d'honorer Dieu
d'un culte saint et sacré, parce que nous dépendons
de sa puissance et que, issus de lui, nous devons retourner à
lui, elles astreignent à la même loi la société
civile. Les hommes, en effet, unis par les liens d'une société
commune, ne dépendent pas moins de Dieu que pris isolément;
autant au moins que l'individu, la société doit
rendre grâce à Dieu, dont elle tient l'existence,
la conservation et la multitude innombrable de ces biens. C'est
pourquoi, de même qu'il n'est permis à personne de
négliger ses devoirs envers Dieu, et que le plus grand
de tous les devoirs est d'embrasser d'esprit et de coeur la religion,
non pas celle que chacun préfère, mais celle que
Dieu a prescrite et que des preuves certaines et indubitables
établissent comme la seule vraie entre toutes, ainsi les
sociétés politiques ne peuvent sans crime se conduire
comme si Dieu n'existait en aucune manière, ou se passer
de la religion comme étrangère et inutile, ou en
admettre une indifféremment selon leur bon plaisir. En
honorant la Divinité, elles doivent suivre strictement
les règles et le mode suivant lesquels Dieu lui-même
a déclaré vouloir être honoré. - Les
chefs d'État doivent donc tenir pour saint le nom de Dieu
et mettre au nombre de leurs principaux devoirs celui de favoriser
la religion, de la protéger de leur bienveillance, de la
couvrir de l'autorité tutélaire des lois, et ne
rien statuer ou décider qui soit contraire à son
intégrité. Et cela ils le doivent aux citoyens dont
ils sont les chefs. Tous, tant que nous sommes, en effet, nous
sommes nés et élevés en vue d'un bien suprême
et final auquel il faut tout rapporter, placé qu'il est
aux cieux, au delà de cette fragile et courte existence.
Puisque c'est de cela que dépend la complète et
parfaite félicité des hommes, il est de l'intérêt
suprême de chacun d'atteindre cette fin. Comme donc la société
civile a été établie pour l'utilité
de tous, elle doit, en favorisant la prospérité
publique, pourvoir au bien des citoyens de façon non seulement
à ne mettre aucun obstacle, mais à assurer toutes
les facilités possibles à la poursuite et à
l'acquisition de ce bien suprême et immuable auquel ils
aspirent eux-mêmes. La première de toutes consiste
à faire respecter la sainte et inviolable observance de
la religion, dont les devoirs unissent l'homme à Dieu.
Quant à décider quelle religion
est la vraie, cela n'est pas difficile à quiconque voudra
en juger avec prudence et sincérité. En effet, des
preuves très nombreuses et éclatantes, la vérité
des prophéties, la multitude des miracles, la prodigieuse
célérité de la propagation de la foi, même
parmi ses ennemis et en dépit des plus grands obstacles,
le témoignage des martyrs et d'autres arguments semblables
prouvent clairement que la seule vraie religion est celle que
Jésus-Christ a instituée lui-même et qu'il
a donné mission à son Église de garder et
de propager.
Car le Fils unique de Dieu a établi
sur la terre une société qu'on appelle l'Église,
et il l'a chargée de continuer à travers tous les
âges la mission sublime et divine que lui-même avait
reçue de son Père. Comme mon Père m'a
envoyé, moi je vous envoie (5). Voici que je suis
avec vous jusqu'à la consommation des siècles
(6). De même donc que Jésus-Christ est venu sur la
terre afin que les hommes eussent la vie et l'eussent plus
abondamment (7), ainsi l'Église se propose comme fin
le salut éternel des âmes; et dans ce but, telle
est sa constitution qu'elle embrasse dans son extension l'humanité
tout entière et n'est circonscrite par aucune limite ni
de temps, ni de lieu. Prêchez l'Évangile à
toute créature (8).
5. Jn 20, 21.
6. Mt 28, 20.
7. Jn 10, 10.
8. Mc 16, 15.
À cette immense multitude d'hommes,
Dieu lui-même a donné des chefs avec le pouvoir de
les gouverner. À leur tête il en a préposé
un seul dont il a voulu faire le plus grand et le plus sûr
maître de vérité, et à qui il a confié
les clés du royaume des cieux. Je te donnerai les clés
du royaume des cieux (9). - Pais mes agneaux... pais mes
brebis (10). - J'ai prié pour toi, afin que ta foi
ne défaille pas (11). - Bien que composée d'hommes
comme la société civile, cette société
de l'Église, soit pour la fin qui lui est assignée,
soit pour les moyens qui lui servent à l'atteindre, est
surnaturelle et spirituelle. Elle se distingue donc et diffère
de la société civile. En outre, et ceci est de la
plus grande importance, elle constitue une société
juridiquement parfaite dans son genre, parce que, de l'expresse
volonté et par la grâce de son Fondateur, elle possède
en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont nécessaires
à son existence et à son action.
9. Mt 16, 19.
10. Jn 21, 16-17.
11. Lc 17,32.
Comme la fin à laquelle tend l'Église
est de beaucoup la plus noble de toutes, de même son pouvoir
l'emporte sur tous les autres et ne peut en aucune façon
être inférieur, ni assujetti au pouvoir civil. -
En effet, Jésus-Christ a donné plein pouvoir à
ses Apôtres dans la sphère des choses sacrées,
en y joignant tant la faculté de faire de véritables
lois que le double pouvoir qui en découle de juger et de
punir. " Toute puissance m'a été donnée
au ciel et sur la terre ; allez donc, enseignez toutes les
nations... apprenez-leur à observer tout ce que je vous
ai prescrit " (12). - Et ailleurs : "
S'il ne les écoute pas, dites-le à l'Église."
(13) Et encore : " Ayez soin de punir toute
désobéissance " (14). De plus :
" Je serai plus sévère en vertu du pouvoir
que le Seigneur m'a donné pour l'édification et
non pour la ruine " (15).
12. Mt 28, 18-20.
13. Mt 18, 17.
14. 2 Co 10, 6.
15. Ibid. 13, 10.
C'est donc à l'Église, non à
l'État, qu'il appartient de guider les hommes vers les
choses célestes, et c'est à elle que Dieu a donné
le mandat de connaître et de décider de tout ce qui
touche à la religion ; d'enseigner toutes les nations,
d'étendre aussi loin que possible les frontières
du nom chrétien ; bref, d'administrer librement et
tout à sa guise les intérêts chrétiens.
Cette autorité, parfaite en soi, et
ne relevant que d'elle-même, depuis longtemps battue en
brèche par une philosophie adulatrice des princes, l'Église
n'a jamais cessé ni de la revendiquer, ni de l'exercer
publiquement. Les premiers de tous ses champions ont été
les Apôtres, qui, empêchés par les princes
de la Synagogue de répandre l'Évangile, répondaient
avec fermeté : " Il faut obéir à
Dieu plutôt qu'aux hommes " (16).
16. Ac 5, 29.
C'est elle que les Pères de l'Église
se sont appliqués à défendre par de solides
raisons quand ils en Ont eu l'occasion, et que les Pontifes romains
n'ont jamais manqué de revendiquer avec une constance invincible
contre ses agresseurs. Bien plus, elle a eu pour elle en principe
et en fait l'assentiment des princes et des chefs d'États,
qui, dans leurs négociations et dans leurs transactions,
en envoyant et en recevant des ambassades et par l'échange
d'autres bons offices, ont constamment agi avec l'Église
comme avec une puissance souveraine et légitime. - Aussi
n'est-ce pas sans une disposition particulière de la Providence
de Dieu que cette autorité a été munie d'un
principat civil, comme de la meilleure sauvegarde de son indépendance.
Dieu a donc divisé le gouvernement
du genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique
et la puissance civile ; celle-là préposée
aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d'elles
en son genre est souveraine ; chacune est renfermée
dans des limites parfaitement déterminées et tracées
en conformité de sa nature et de son but spécial.
Il y a donc comme une sphère circonscrite, dans laquelle
chacune exerce son action jure proprio.
Toutefois, leur autorité s'exerçant
sur les mêmes sujets, il peut arriver qu'une seule et même
chose, bien qu'à un titre différent, mais pourtant
une seule et même chose ressortisse à la juridiction
et au jugement de l'une et de l'autre puissance. Il était
donc digne de la sage Providence de Dieu, qui les a établies
toutes les deux, de leur tracer leur voie et leur rapport entre
elles. Les puissances qui sont ont été disposées
par Dieu (17).
17. Rm 13, 1.
S'il en était autrement, il naîtrait
souvent des causes de funestes contentions et de conflits, et
souvent l'homme devrait hésiter, perplexe, comme en face
d'une double voie, ne sachant que faire, par suite des ordres
contraires de deux puissances dont il ne peut en conscience secouer
le joug. Il répugnerait souverainement de rendre responsable
de ce désordre la sagesse et la bonté de Dieu, qui
dans le gouvernement du monde physique, pourtant d'un ordre bien
inférieur, a si bien tempéré les unes par
les autres, les forces et les causes naturelles, et les a fait
s'accorder d'une façon si admirable qu'aucune d'elles ne
gêne les autres, et que toutes, dans un parfait ensemble,
conspirent au but auquel tend 1' univers.
Il est donc nécessaire qu'il y ait
entre les deux puissances un système de rapports bien ordonné,
non sans analogie avec celui qui, dans l'homme, constitue l'union
de l'âme et du corps. On ne peut se faire une juste idée
de la nature et de la force de ces rapports qu'en considérant,
comme Nous l'avons dit, la nature de chacune des deux puissances,
et en tenant compte de l'excellence et de la noblesse de leurs
buts, puisque l'une a pour fin prochaine et spéciale de
s'occuper des intérêts terrestres, et l'autre de
procurer les biens célestes et éternels. - Ainsi,
tout ce qui dans les choses humaines est sacré à
un titre quelconque, tout ce qui touche au salut des âmes
et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rapport à
son but, tout cela est du ressort de l'autorité de l'Église.
Quant aux autres choses qu'embrasse l'ordre civil et politique,
il est juste qu'elles soient soumises à l'autorité
civile, puisque Jésus-Christ a commandé de rendre
à César ce qui est à César, et à
Dieu ce qui est à Dieu. - Des temps arrivent parfois où
prévaut un autre mode d'assurer la concorde et de garantir
la, paix et la liberté ; c'est quand les chefs d'État
et les Souverains Pontifes se sont mis d'accord par un traité
sur quelque point particulier. Dans de telles circonstances, l'Église
donne des preuves éclatantes de sa charité maternelle
en poussant aussi loin que possible l'indulgence et la condescendance.
Telle est, d'après l'esquisse sommaire
que nous en avons tracée, l'organisation chrétienne
de la société civile, et cette théorie n'est
ni téméraire ni arbitraire ; mais elle se déduit
des principes les plus élevés et les plus certains,
confirmés par la raison naturelle elle-même. Cette
constitution de la société politique n'a rien qui
puisse paraître peu digne ou malséant à la
dignité des princes. Loin de rien ôter aux droits
de la, majesté, elle les rend au contraire plus stables
et plus augustes. Bien plus, si l'on y regarde de plus près,
on reconnaîtra à cette constitution une grande perfection
qui fait défaut aux autres systèmes politiques ;
et elle produirait certainement des fruits excellents et variés
si seulement chaque pouvoir demeurait dans ses attributions et
mettait tous ses soins à remplir l'office et la tâche
qui lui ont été déterminés. - En effet,
dans la constitution de l'État, telle que nous venons de
l'exposer, le divin et l'humain sont délimités dans
un ordre convenable, les droits des citoyens sont assurés
et placés sous la protection des mêmes lois divines,
naturelles et humaines ; les devoirs de chacun sont aussi
sagement tracés que leur observance est prudemment sauvegardée.
Tous les hommes, dans cet acheminement incertain et pénible
vers la cité éternelle, savent qu'ils ont à
leur service des guides sûrs pour les conduire au but et
des auxiliaires pour l'atteindre. Ils savent de même que
d'autres chefs leur ont été donnés pour obtenir
et conserver la sécurité, les biens et les autres
avantages de cette vie.
La société domestique trouve
sa solidité nécessaire dans la sainteté du
lien conjugal, un et indissoluble ; les droits et les devoirs
des époux sont réglés en toute justice et
équité ; l'honneur dû à la femme
est sauvegardé ; l'autorité du mari se modèle
sur l'autorité de Dieu ; le pouvoir paternel est tempéré
par les égards dus à l'épouse et aux enfants ;
enfin, il est parfaitement pourvu à la protection, au bien-être
et à l'éducation de ces derniers. Dans l'ordre politique
et civil, les lois ont pour but le bien commun, dictées
non par la volonté et le jugement trompeur de la foule,
mais par la vérité et la justice. L'autorité
des princes revêt une sorte de caractère sacré
plus qu'humain, et elle est contenue de manière à
ne pas s'écarter de la justice, ni excéder son pouvoir.
L'obéissance des sujets va de pair avec l'honneur et la
dignité, parce qu'elle n'est pas un assujettissement d'homme
à homme, mais une soumission à la volonté
de Dieu régnant par des hommes.
Une fois cela reconnu et accepté, il
en résulte clairement que c'est un devoir de justice de
respecter la majesté des princes, d'être soumis avec
une constante fidélité à la puissance politique,
d'éviter les séditions et d'observer religieusement
la constitution de l'État. - Pareillement, dans cette série
des devoirs se placent la charité mutuelle, la bonté,
la libéralité. L'homme, qui est à la fois
citoyen et chrétien, n'est plus déchiré en
deux par des obligations contradictoires. Enfin, les biens considérables
dont la religion chrétienne enrichit spontanément
même la vie terrestre des individus sont acquis à
la communauté et à la société civile :
d'où ressort l'évidence de ces paroles : " Le
sort de l'État dépend du culte que l'on rend à
Dieu ; et il y a entre l'un et l'autre de nombreux liens
de parenté et d'étroite amitié." (18).
18. Sacr. Imp. ad Cyrillum Alexand. et Episcopos
metrop. - Cfr. Labbeum, Collect. Conc. T. III.
En plusieurs passages, saint Augustin a admirablement
relevé, selon sa coutume, la valeur de ces biens, surtout
quand il interpelle l'Église catholique en ces termes :
" Tu conduis et instruis les enfants avec tendresse,
les jeunes gens avec force, les vieillards avec calme, comme le
comporte l'âge non seulement du corps mais encore de l'âme.
Tu soumets les femmes à leurs maris par une chaste et fidèle
obéissance, non pour assouvir la passion mais pour propager
l'espèce et constituer la société de la famille.
Tu donnes autorité aux maris sur leurs femmes, non pour
se jouer de la faiblesse du sexe, mais pour suivre les lois d'un
sincère amour. Tu subordonnes les enfants aux parents par
une sorte de libre servitude, et tu préposes les parents
aux enfants par une sorte de tendre autorité. Tu unis non
seulement en société, mais dans une sorte de fraternité,
les citoyens, les nations aux nations et les hommes entre eux
par le souvenir des premiers parents. Tu apprends aux rois à
veiller sur les peuples, et tu prescris aux peuples de se soumettre
aux rois. Tu enseignes avec soin à qui est dû l'honneur,
à qui l'affection, à qui le respect, à qui
la crainte, à qui la consolation, à qui l'avertissement,
à qui l'encouragement, à qui la correction, à
qui la réprimande, à qui le châtiment; et
tu fais savoir comment, si toutes choses ne sont pas dues à
tous, à tous est due la charité, et à personne
l'injustice." (19) - Ailleurs, le même Docteur reprend
en ces termes la fausse sagesse des politiques philosophes :
" Ceux qui disent que la doctrine du Christ est contraire
au bien de l'État, qu'ils nous donnent une armée
de soldats tels que les fait la doctrine du Christ, qu'ils nous
donnent de tels gouverneurs de provinces, de tels maris, de telles
épouses, de tels parents, de tels enfants, de tels maîtres,
de tels serviteurs, de tels rois, de tels juges, de tels tributaires
enfin, et des percepteurs du fisc tels que les veut la doctrine
chrétienne ! Et qu'ils osent encore dire qu'elle est
contraire à l'État ! Mais que, bien plutôt,
ils n'hésitent pas d'avouer qu'elle est une grande sauvegarde
pour l'État quand on la suit." (20)
19. De moribus Eccl., cap. XXX, n. 6 3.
20. Epist. CXXXVIII (al. 5.) ad Marcellinum,
cap. II, n. 15.
Il fut un temps où la philosophie de
l'Évangile gouvernait les États. À cette
époque, l'influence de la sagesse chrétienne et
sa divine vertu pénétraient les lois, les institutions,
les moeurs des peuples, tous les rangs et tous les rapports de
la société civile. Alors la religion instituée
par Jésus-Christ, solidement établie dans le degré
de dignité qui lui est dû, était partout florissante,
grâce à la faveur des princes et à la protection
légitime des magistrats. Alors le sacerdoce et l'empire
étaient liés entre eux par une heureuse concorde
et l'amical échange de bons offices.
Organisée de la sorte, la société
civile donna des fruits supérieurs à toute attente,
dont la mémoire subsiste et subsistera consignée
qu'elle est dans d'innombrables documents que nul artifice des
adversaires ne pourra corrompre ou obscurcir. - Si l'Europe chrétienne
a dompté les nations barbares et les a fait passer de la
férocité à la mansuétude, de la superstition
à la vérité ; si elle a repoussé
victorieusement les invasions musulmanes, si elle a gardé
la suprématie de la civilisation, et si, en tout ce qui
fait honneur à l'humanité, elle s'est constamment
et partout montrée guide et maîtresse ; si elle
a gratifié les peuples de sa vraie liberté sous
ces diverses formes ; si elle a très sagement fondé
une foule d'oeuvres pour le soulagement des misères, il
est hors de doute qu'elle en est grandement redevable à
la religion, sous l'inspiration et avec l'aide de laquelle elle
a entrepris et accompli de si grandes choses. Tous ces biens dureraient
encore, si l'accord des deux puissances avait persévéré,
et il y avait lieu d'en espérer de plus grands encore si
l'autorité, si l'enseignement, si les avis de l'Église
avaient rencontré une docilité plus fidèle
et plus constante. Car il faudrait tenir comme loi imprescriptible
ce qu'Yves de Chartres écrivit au pape Pascal II :
" Quand l'empire et le sacerdoce vivent en bonne harmonie,
le monde est bien gouverné, l'Église est florissante
et féconde. Mais quand la discorde se met entre eux, non
seulement les petites choses ne grandissent pas, mais les grandes
elles-mêmes dépérissent misérablement."
(21)
21. Ep. CCXXXVIII.
Mais ce pernicieux et déplorable goût
de nouveautés que vit naître le XVIe siècle,
après avoir d'abord bouleversé la religion chrétienne,
bientôt par une pente naturelle passa à la philosophie,
et de la philosophie à tous les degrés de la société
civile.
C'est à cette source qu'il faut faire
remonter ces principes modernes de liberté effrénée
rêvés et promulgués parmi les grandes perturbations
du siècle dernier, comme les principes et les fondements
d'un droit nouveau, inconnu jusqu'alors, et sur plus d'un
point en désaccord, non seulement avec le droit chrétien,
mais avec le droit naturel. - Voici le premier de tous ces principes :
tous les hommes, dès lors qu'ils sont de même race
et de même nature, sont semblables, et, par le fait, égaux
entre eux dans la pratique de la vie ; chacun relève
si bien de lui seul, qu'il n'est d'aucune façon soumis
à l'autorité d'autrui : il peut en toute liberté
penser sur toute chose ce qu'il veut, faire ce qu'il lui plaît ;
personne n'a le droit de commander aux autres. Dans une société
fondée sur ces principes, l'autorité publique n'est
que la volonté du peuple, lequel, ne dépendant que
de lui-même, est aussi le seul à se commander. Il
choisit ses mandataires, mais de telle sorte qu'il leur délègue
moins le droit que la fonction du pouvoir pour l'exercer en son
nom. La souveraineté de Dieu est passée sous silence,
exactement comme si Dieu n'existait pas, ou ne s'occupait en rien
de la société du genre humain ; ou bien comme
si les hommes, soit en particulier, soit en société,
ne devaient rien à Dieu, ou qu'on pût imaginer une
puissance quelconque dont la cause, la force, l'autorité
ne résidât pas tout entière en Dieu même.
De cette sorte, on le voit, l'État n'est autre chose que
la multitude maîtresse et se gouvernant elle-même ;
et dès lors que le peuple est censé la source de
tout droit et de tout pouvoir, il s'ensuit que l'État ne
se croit lié à aucune obligation envers Dieu, ne
professe officiellement aucune religion, n'est pas tenu de rechercher
quelle est la seule vraie entre toutes, ni d'en préférer
une aux autres, ni d'en favoriser une principalement; mais qu'il
doit leur attribuer à toutes l'égalité en
droit, à cette fin seulement de les empêcher de troubler
l'ordre public. Par conséquent, chacun sera libre de se
faire juge de toute question religieuse, chacun sera libre d'embrasser
la religion qu'il préfère, ou de n'en suivre aucune
si aucune ne lui agrée. De là découlent nécessairement
la liberté sans frein de toute conscience, la liberté
absolue d'adorer ou de ne pas adorer Dieu, la licence sans bornes
et de penser et de publier ses pensées.
Étant donné que l'État
repose sur ces principes, aujourd'hui en grande faveur, il est
aisé de voir à quelle place on relègue injustement
l'Église. - Là, en effet, où la pratique
est d'accord avec de telles doctrines, la religion catholique
est mise dans l'État sur le pied d'égalité,
ou même d'infériorité, avec des sociétés
qui lui sont étrangères. Il n'est tenu nul compte
des lois ecclésiastiques : l'Église, qui a
reçu de Jésus-Christ ordre et mission d'enseigner
toutes les nations, se voit interdire toute ingérence dans
l'instruction publique. - Dans les matières qui sont de
droit mixte, les chefs d'État portent d'eux-mêmes
des décrets arbitraires et sur ces points affichent un
superbe mépris des saintes lois de l'Église. Ainsi,
ils font ressortir à leur juridiction les mariages des
chrétiens ; portent des lois sur le lien conjugal,
son unité, sa stabilité ; mettent la main sur
les biens des clercs et dénient à l'Église
le droit de posséder. En somme, ils traitent l'Église
comme si elle n'avait ni le caractère, ni les droits d'une
société parfaite, et qu'elle fût simplement
une association semblable aux autres qui existent dans l'État.
Aussi, tout ce qu'elle a de droits, de puissance légitime
d'action, ils le font dépendre de la concession et de la
faveur des gouvernements.
Dans les États où la législation
civile laisse à l'Église son autonomie, et où
un concordat public est intervenu entre les deux puissances, d'abord
on crie qu'il faut séparer les affaires de l'Église
des affaires de l'État, et cela dans le but de pouvoir
agir impunément contre la foi jurée et se faire
arbitre de tout, en écartant tous les obstacles. - Mais,
comme l'Église ne peut le souffrir patiemment, car ce serait
pour elle déserter les plus grands et les plus sacrés
des devoirs, et qu'elle réclame absolument le religieux
accomplissement de la foi qu'on lui a jurée, il naît
souvent entre la puissance spirituelle et le pouvoir civil des
conflits dont l'issue presque inévitable est d'assujettir
celle qui est le moins pourvue de moyens humains à celui
qui en est mieux pourvu.
Ainsi, dans cette situation politique que
plusieurs favorisent aujourd'hui, il y a tendance des idées
et des volontés à chasser tout à fait l'Église
de la société, ou à la tenir assujettie et
enchaînée à l'État. La plupart des
mesures prises par les gouvernements s'inspirent de ce dessein.
Les lois, l'administration publique, l'éducation sans religion,
la spoliation et la destruction des Ordres religieux, la suppression
du pouvoir temporel des Pontifes romains, tout tend à ce
but : frapper au coeur les institutions chrétiennes,
réduire à rien la liberté de l'Église
catholique et à néant ses autres droits.
La simple raison naturelle démontre
combien cette façon d'entendre le gouvernement civil s'éloigne
de la vérité. - Son témoignage, en effet,
suffit à établir que tout ce qu'il y a d'autorité
parmi les hommes procède de Dieu, comme d'une source auguste
et suprême. Quant à la souveraineté du peuple,
que, sans tenir aucun compte de Dieu, l'on dit résider
de droit naturel dans le peuple, si elle est éminemment
propre à flatter et à enflammer une foule de passions,
elle ne repose sur aucun fondement solide et ne saurait avoir
assez de force pour garantir la sécurité publique
et le maintien paisible de l'ordre. En effet, sous l'empire de
ces doctrines, les principes ont fléchi à ce point
que, pour beaucoup, c'est une loi imprescriptible, en droit politique,
que de pouvoir légitimement soulever des séditions.
Car l'opinion prévaut que les chefs du gouvernement ne
sont plus que des délégués chargés
d'exécuter la volonté du peuple : d'où
cette conséquence nécessaire que tout peut également
changer au gré du peuple et qu'il y a toujours à
craindre des troubles.
Relativement à la religion, penser
qu'il est indifférent qu'elle ait des formes disparates
et contraires équivaut simplement à n'en vouloir
ni choisir, ni suivre aucune. C'est l'athéisme moins le
nom. Quiconque, en effet, croit en Dieu, s'il est conséquent
et ne veut pas tomber dans l'absurde, doit nécessairement
admettre que les divers cultes en usage entre lesquels il y a
tant de différence, de disparité et d'opposition,
même sur les points les plus importants, ne sauraient être
tous également bons, également agréables
à Dieu.
De même, la liberté de penser
et de publier ses pensées, soustraite à toute règle,
n'est pas de soi un bien dont la société ait à
se féliciter ; mais c'est plutôt la source et
l'origine de beaucoup de maux. - La liberté, cet élément
de perfection pour l'homme, doit s'appliquer à ce qui est
vrai et à ce qui est bon. Or, l'essence du bien et de la
vérité ne peut changer au gré de l'homme,
mais elle demeure toujours la même, et non moins que la
nature des choses elle est immuable Si l'intelligence adhère
à des opinions fausses, si la volonté choisit le
mal et s'y attache, ni l'une ni l'autre n'atteint sa perfection,
toutes deux déchoient de leur dignité native et
se corrompent. Il n'est donc pas permis de mettre au jour et d'exposer
aux yeux des hommes ce qui est contraire à la vertu et
à la vérité, et bien moins encore de placer
cette licence sous la tutelle et la protection des lois. Il n'y
a qu'une voie pour arriver au ciel, vers lequel nous tendons tous :
c'est une bonne vie. L'État s'écarte donc des règles
et des prescriptions de la nature, s'il favorise à ce point
la licence des opinions et des actions coupables, que l'on puisse
impunément détourner les esprits de la vérité
et les âmes de la vertu. Quant à l'Église,
que Dieu lui-même a établie, l'exclure de la vie
publique, des lois, de l'éducation de la jeunesse, de la
société domestique, c'est une grande et pernicieuse
erreur. - Une société sans religion ne saurait être
bien réglée ; et déjà, plus peut-être
qu'il ne faudrait, l'on voit ce que vaut en soi et dans ses conséquences
cette soi-disant morale civile. La vraie maîtresse de la
vertu et la gardienne des moeurs est l'Église du Christ.
C'est elle qui conserve en leur intégrité les principes
d'où découlent les devoirs, et qui, suggérant
les plus nobles motifs de bien vivre, ordonne non seulement de
fuir les mauvaises actions, mais de dompter les mouvements de
l'âme contraires à la raison, quand même ils
ne se traduisent pas en acte. Prétendre assujettir l'Église
au pouvoir civil dans l'exercice de son ministère, c'est
à la fois une grande injustice et une grande témérité.
Par le fait même, on trouble l'ordre, car on donne le pas
aux choses naturelles sur les choses surnaturelles ; on tarit,
ou certainement on diminue beaucoup l'affluence des biens dont
l'Église, si elle était sans entraves, comblerait
la société ; et de plus, on ouvre la voie à
des haines et à des luttes dont de trop fréquentes
expériences ont démontré la grande et funeste
influence sur l'une et l'autre société.
Ces doctrines, que la raison humaine réprouve
et qui ont une influence si considérable sur la marche
des chose publiques, les Pontifes romains, nos prédécesseurs,
dans la pleine conscience de ce que réclamait d'eux la
charge apostolique, n'ont jamais souffert qu'elle fussent impunément
émises. C'est ainsi que, dans sa Lettre-Encyclique Mirari
vos, du 15 août 1832, Grégoire XVI, avec une
grande autorité doctrinale, a repoussé ce que l'on
avançait dès lors, qu'en fait de religion, il n'y
a pas de choix à faire: que chacun ne relève que
de sa conscience et peut, en outre, publier ce qu'il pense et
ourdir des révolutions dans l'État. Au sujet de
la séparation de l'Église et de l'État, ce
Pontife s'exprime en ces termes : " Nous ne pouvons
pas attendre pour l'Église et l'État des résultats
meilleurs des tendances de ceux qui prétendent séparer
l'Église de l'État et rompre la concorde mutuelle
entre le sacerdoce et l'empire. C'est qu'en effet, les fauteurs
d'une liberté effrénée redoutent cette concorde,
qui a toujours été si favorable et salutaire aux
intérêts religieux et civils. " - De la
même manière, Pie IX, chaque fois que l'occasion
s'en présenta, a condamné les fausses opinions les
plus en vogue, et ensuite il en fit faire un recueil, afin que,
dans un tel déluge d'erreurs, les catholiques eussent une
direction sûre (22).
22. Il suffit d'en citer quelques-unes. - Prop. XIX. - L'Église n'est pas une société vraie, parfaite, indépendante, elle ne jouit pas de droits propres et constants que lui ait conférés son divin Fondateur ; mais il appartient au pouvoir civil de définir quels sont les droits de l'Église et dans quelles limites elle peut les exercer ;
Prop. XXXIX. - L'État, comme origine et source de tous les droits, jouit d'un droit illimité.
Prop. LV. - Il faut séparer l'Église de l'État et l'État de l'Église.
Prop. LXXIX. - ... Il est faux que la liberté
civile des cultes et la pleine faculté donnée à
chacun de manifester ouvertement et publiquement n'importe quelles
opinions ou pensées, ait pour conséquence de corrompre
plus facilement les esprits et les moeurs et de propager la peste
de 1' indifférence.
De ces décisions des Souverains Pontifes,
il faut absolument admettre que l'origine de la puissance publique
doit s'attribuer à Dieu, et non à la multitude ;
que le droit à l'émeute répugne à
la raison ; que ne tenir aucun compte des devoirs de la religion,
ou traiter de la même manière les différentes
religions, n'est permis ni aux individus, ni aux sociétés ;
que la liberté illimitée de penser et d'émettre
en public ses pensées ne doit nullement être rangée
parmi les droits des citoyens, ni parmi les choses dignes de faveur
et de protection. - De même, il faut admettre que l'Église,
non moins que l'État, de sa nature et de plein droit, est
une société parfaite ; que les dépositaires
du pouvoir ne doivent pas prétendre asservir et subjuguer
l'Église, ni diminuer sa liberté d'action dans sa
sphère, ni lui enlever n'importe lequel des droits qui
lui ont été conférés par Jésus-Christ.
- Dans les questions du droit mixte, il est pleinement conforme
à la nature ainsi qu'aux desseins de Dieu, non de séparer
une puissance de l'autre, moins encore de les mettre en lutte,
mais bien d'établir entre elles cette concorde qui est
en harmonie avec les attributs spéciaux que chaque société
tient de sa nature.
Telles sont les règles tracées
par l'Église catholique relativement à la constitution
et au gouvernement des États. - Ces principes et ces décrets,
si l'on veut en juger sainement, ne réprouvent en soi aucun
des différentes formes de gouvernement, attendu que celles-ci
n'ont rien qui répugne à la doctrine catholique,
et que si elles sont appliquées avec sagesse et justice,
elles peuvent toutes garantir la prospérité publique.
Bien plus, on ne réprouve pas en soi que le peuple ait
sa part plus ou moins grande au gouvernement ; cela même,
en certains temps et sous certaines lois, peut devenir non seulement
un avantage, mais un devoir pour les citoyens. - De plus, il n'y
a pour personne de juste motif d'accuser l'Église d'être
l'ennemie soit d'une juste tolérance, soit d'une saine
et légitime liberté. - En effet, si l'Église
juge qu'il n'est pas permis de mettre les divers cultes sur le
même pied légal que la vraie religion, elle ne condamne
pas pour cela les chefs d'État qui, en vue d'un bien à
atteindre, ou d'un mal à empêcher, tolèrent
dans la pratique que ces divers cultes aient chacun leur place
dans l'État.- C'est d'ailleurs la coutume de l'Église
de veiller avec le plus grand soin à ce que personne ne
soit forcé d'embrasser la foi catholique contre son gré,
car, ainsi que l'observe sagement saint Augustin, l'homme ne
peut croire que de plein gré (23).
Par la même raison, l'Église
ne peut approuver une liberté qui engendre le dégoût
des plus sainte lois de Dieu et secoue l'obéissance qui
est due à l'autorité légitime. C'est là
plutôt une licence qu'une liberté, et saint Augustin
l'appelle très justement une liberté de perdition
(24), et l'apôtre saint Pierre un voile de méchanceté
(25).
23. Tract., XXVI in Joan., n. 2.
24. Epist. CV., ad Donatistas, cap II, n. 9.
25. 1 P2, 16.
Bien plus, cette prétendue liberté,
étant opposée à la raison, est une véritable
servitude. Celui qui commet le péché est l'esclave
du péché (26). Celle-là, au contraire,
est la liberté vraie et désirable qui, dans l'ordre
individuel, ne laisse l'homme esclave ni des erreurs, ni des passions
qui sont ses pires tyrans ; et dans l'ordre public trace
de sages règles aux citoyens, facilite largement l'accroissement
du bien-être et préserve de l'arbitraire d'autrui
la chose publique - Cette liberté honnête et digne
de l'homme, l'Église l'approuve au plus haut point, et,
pour en garantir aux peuples la ferme et intégrale jouissance,
elle n'a jamais cessé de lutter et de combattre.
26. Jn 8, 34.
Oui, en vérité, tout ce qu'il
peut y avoir de salutaire au bien en général dans
l'État ; tout ce qui est utile à protéger
le peuple contre la licence des princes qui ne pourvoient pas
à son bien, tout ce qui empêche les empiétements
injustes de l'État sur la commune ou la famille ;
tout ce qui intéresse l'honneur, la personnalité
humaine et la sauvegarde des droits égaux de chacun, tout
cela, l'Église catholique en a toujours pris soit l'initiative,
soit le patronage, soit la protection, comme l'attestent les monuments
des âges précédents.
Toujours conséquente avec elle-même,
si d'une part elle repousse une liberté immodérée
qui, pour les individus et les peuples, dégénère
en licence ou en servitude, de l'autre elle embrasse de grand
coeur les progrès que chaque jour fait naître, si
vraiment ils contribuent à la prospérité
de cette vie, qui est comme un acheminement vers la vie future
et durable à jamais. - Ainsi donc, dire que l'Église
voit de mauvais oeil les formes plus modernes des systèmes
politiques et repousse en bloc toutes les découvertes du
génie contemporain, c'est une calomnie vaine et sans fondement.
Sans doute, elle répudie les opinions malsaines, elle réprouve
le pernicieux penchant à la révolte, et tout particulièrement
cette prédisposition des esprits où perce déjà
la volonté de s'éloigner de Dieu ; mais comme
tout ce qui est vrai ne peut procéder que de Dieu, en tout
ce que les recherches de l'esprit humain découvrent de
vérité, l'Église reconnaît comme une
trace de l'intelligence divine ; et comme il n'y a aucune
vérité naturelle qui infirme la foi aux vérités
divinement révélées, que beaucoup la confirment,
et que toute découverte de la vérité peut
porter à connaître et à louer Dieu lui-même,
l'Église accueillera toujours volontiers et avec joie tout
ce qui contribuera à élargir la sphère des
sciences ; et, ainsi qu'elle l'a toujours fait pour les autres
sciences, elle favorisera et encouragera celles qui ont pour objet
l'étude de la nature. En ce genre d'études, l'Église
ne s'oppose à aucune découverte de l'esprit ;
elle voit sans déplaisir tant de recherches qui ont pour
but l'agrément et le bien-être ; et même,
ennemie-née de l'inertie et de la paresse, elle souhaite
grandement que l'exercice et la culture fassent porter au génie
de l'homme des fruits abondants. Elle a des encouragements pour
toute espèce d'arts et d'industries, et en dirigeant par
sa venu toutes ces recherches vers un but honnête et salutaire,
elle s'applique à empêcher que l'intelligence et
l'industrie de l'homme ne le détournent de Dieu et des
biens célestes.
C'est cette manière d'agir, pourtant
si raisonnable et si sage, qui est discréditée en
ce temps où les États, non seulement refusent de
se conformer aux principes de la philosophie chrétienne,
mais paraissent vouloir s'en éloigner chaque jour davantage.
Néanmoins, le propre de la lumière étant
de rayonner d'elle-même au loin et de pénétrer
peu à peu les esprits des hommes, mû comme Nous sommes
par la conscience des très hautes et très saintes
obligations de la mission apostolique dont Nous sommes investi
envers tous les peuples, Nous proclamons librement, selon Notre
devoir, la vérité non pas que Nous ne renions aucun
compte des temps, ou que Nous estimions devoir proscrire les honnêtes
et utiles progrès de Notre âge ; mais parce
que Nous voudrions voir les affaires publiques suivre des voies
moins périlleuses et reposer sur de plus solides fondements,
et cela en laissant intacte la liberté légitime
des peuples ; cette liberté dont la vérité
est parmi les hommes la source et la meilleure sauvegarde :
La vérité vous clélivrera (27).
27. Jn 7, 32.
Si donc, dans ces conjonctures difficiles, les catholiques Nous écoutent, comme c'est leur devoir, ils sauront exactement quels sont les devoirs de chacun tant en théorie qu'en pratique.
- En théorie
d'abord, il est nécessaire de s'en tenir avec une adhésion
inébranlable à tout ce que les Pontifes romains
ont enseigné ou enseigneront, et, toutes les fois que les
circonstances l'exigeront, d'en faire profession publique.
Particulièrement en ce qui touche aux
libertés modernes, comme on les appelle, chacun doit
s'en tenir au jugement du Siège Apostolique et se conformer
à ses décisions. Il faut prendre garde de se laisser
tromper par la spécieuse honnêteté de ces
libertés, et se rappeler de quelles sources elles émanent
et par quel esprit elles se propagent et se soutiennent. L'expérience
a déjà fait suffisamment connaître les résultats
qu'elles ont eus pour la société, et combien les
fruits qu'elles ont portés inspirent à bon droit
de regrets aux hommes honnêtes et sages. - S'il existe quelque
part, ou si l'on imagine par la pensée, un État
qui persécute effrontément et tyranniquement le
nom chrétien, et qu'on le confronte au genre de gouvernement
moderne dont Nous parlons, ce dernier pourrait sembler plus tolérable.
Assurément, les principes sur lesquels se base ce dernier
sont de telle nature, ainsi que Nous l'avons dit, qu'en eux-mêmes
ils ne doivent être approuvés par personne.
En pratique, l'action peut s'exercer, soit
dans les affaires privées et domestiques, soit dans les
affaires publiques. - Dans l'ordre privé, le premier devoir
de chacun est de conformer très exactement sa vie et ses
moeurs aux préceptes de l'Évangile, et de ne pas
reculer devant ce que la vertu chrétienne impose de quelque
peu difficile à souffrir et à endurer. Tous doivent,
en outre, aimer l'Église comme leur Mère commune,
obéir à ses lois, pourvoir à son honneur,
sauvegarder ses droits et prendre soin que ceux sur lesquels ils
exercent quelque autorité la respectent et l'aiment avec
la même piété filiale. Il importe encore au
salut public que les catholiques prêtent sagement leur concours
à l'administration des affaires municipales, et s'appliquent
surtout à faire en sorte que l'autorité publique
pourvoie à l'éducation religieuse et morale de la
jeunesse, comme il convient à des chrétiens: de
là dépend surtout le salut de la société.
- Il sera généralement utile et louable que les
catholiques étendent leur action au delà des limites
de ce champ trop restreint et abordent les grandes charges de
l'État. Généralement, disons-Nous,
car ici Nos conseils s'adressent à toutes les nations.
Du reste, il peut arriver quelque part que, pour les motifs les
plus graves et les plus justes, il ne soit nullement expédient
de participer aux affaires et d'accepter les fonctions de l'État.
Mais généralement, comme Nous
l'avons dit, refuser de prendre aucune part aux affaires publiques
serait aussi répréhensible que de n'apporter à
l'utilité commune ni soin ni concours ; d'autant plus
que les catholiques, en vertu même de la doctrine qu'ils
professent, sont obligés de remplir ce devoir en toute
intégrité et conscience. D'ailleurs, eux s'abstenant,
les rênes du gouvernement passeront sans conteste aux mains
de ceux dont les opinions n'offrent certes pas grand espoir de
salut pour l'État. Ce serait, de plus, pernicieux aux intérêts
chrétiens, parce que les ennemis de l'Église auraient
tout pouvoir et ses défenseurs aucun. Il est donc évident
que les catholiques ont de justes motifs d'aborder la vie politique ;
car ils le font et doivent le faire non pour approuver ce qu'il
peut y avoir de blâmable présentement dans les institutions
politiques, mais pour tirer de ces institutions mêmes, autant
que faire se peut, le bien public sincère et vrai, en se
proposant d'infuser dans toutes les veines de l'État, comme
une sève et un sang réparateur, la vertu et l'influence
de la religion catholique.
Ainsi fut-il fait aux premiers âges
de l'Église. Rien n'était plus éloigné
des maximes et des moeurs de l'Évangile que les maximes
et les moeurs des païens ; on voyait toutefois les chrétiens
incorruptibles, en pleine superstition et toujours semblables
à eux-mêmes, entrer courageusement partout où
s'ouvrait un accès. D'une fidélité exemplaire
envers les princes et d'une obéissance aux lois de l'État
aussi parfaite qu'il leur était permis, ils jetaient de
toute part un merveilleux éclat de sainteté ;
s'efforçaient d'être utiles à leurs frères
et d'attirer les autres à suivre Notre-Seigneur, disposés
cependant à céder la place et à mourir courageusement
s'ils n'avaient pu, sans blesser leur conscience, garder les honneurs,
les magistratures, et les charges militaires.
De la sorte, ils introduisirent rapidement
les institutions chrétiennes non seulement dans les foyers
domestiques, mais dans les camps, la Curie, et jusqu'au palais
impérial. " Nous ne sommes que d'hier et nous
remplissons tout ce qui est à vous, vos villes, vos îles,
vos forteresses, vos municipes, vos conciliabules, vos camps eux-mêmes,
les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le
forum " (28). Aussi lorsqu'il fut permis de professer
publiquement l'Évangile, la foi chrétienne apparut
dans un grand nombre de villes, non vagissante encore, mais forte
et déjà pleine de vigueur.
28. Tertull., Apol. n. 37.
Dans les temps où nous sommes, il y
a tout lieu de renouveler ces exemples de nos pères.- Avant
tout, il est nécessaire que tous les catholiques dignes
de ce nom se déterminent à être et à
se montrer les fils très dévoués de l'Église ;
qu'ils repoussent sans hésiter tout ce qui serait incompatible
avec cette profession ; qu'ils se servent des institutions
publiques, autant qu'ils le pourront faire en conscience, au profit
de la vérité et de la justice ; qu'ils travaillent
à ce que la liberté ne dépasse pas la limite
posée par la loi naturelle et divine ; qu'ils prennent
à tâche de ramener toute constitution publique à
cette forme chrétienne que Nous avons proposée pour
modèle. Ce n'est pas chose aisée que de déterminer
un mode unique et certain pour réaliser ces données,
attendu qu'il doit convenir à des lieux et à des
temps fort disparates entre eux.
Néanmoins, il faut avant tout conserver
la concorde des volontés et tendre à l'uniformité
de l'action. On obtiendra sûrement ce double résultat
si chacun prend pour règle de conduite les prescriptions
du Siège Apostolique et l'obéissance aux évêques,
que l'Esprit Saint a établis pour régir l'Église
de Dieu.
La défense du nom chrétien réclame
impérieusement que l'assentiment aux doctrines enseignées
par l'Église soit de la part de tous unanime et constant,
et, de ce côté, il faut se garder ou d'être
en quoi que ce soit de connivence avec les fausses opinions, ou
de les combattre plus mollement que ne le comporte la vérité.
Pour les choses sur lesquelles on peut discuter librement, il
sera permis de discuter avec modération et dans le but
de rechercher la vérité, mais en mettant de côté
les soupçons injustes et les accusations réciproques.
À cette fin, de peur que l'union des esprits ne soit détruite
par de téméraires accusations, voici ce que tous
doivent admettre: la profession intègre de la foi catholique,
absolument incompatible avec les opinions qui se rapprochent du
rationalisme, et du naturalisme, et dont le but capital
est de détruire de fond en comble les institutions chrétiennes
et d'établir dans la société l'autorité
de l'homme à la place de celle de Dieu. - Il n'est pas
permis non plus d'avoir deux manières de se conduire, l'une
en particulier, l'autre en public, de façon à respecter
l'autorité de l'Église dans sa vie privée
et à la rejeter dans sa vie publique ; ce serait là
allier ensemble le bien et le mal et mettre l'homme en lutte avec
lui-même, quand au contraire il doit toujours être
conséquent et ne s'écarter en aucun genre de vie
ou d'affaires de la vertu chrétienne.
Mais s'il s'agit de questions purement politiques,
du meilleur genre de gouvernement, tel ou tel système d'administration
civile, des divergences honnêtes sont permises. La justice
ne souffre donc pas que l'on fasse un crime à des hommes
dont la piété est d'ailleurs connue, et l'esprit
tout disposé à accepter docilement les décisions
du Saint-Siège, de ce qu'ils sont d'un avis différent
sur les points en question. Ce serait encore une injustice bien
plus grande de suspecter leur foi ou de les accuser de la trahir,
ainsi que Nous l'avons regretté plus d'une fois. - Que
ce soit là une loi imprescriptible pour les écrivains
et surtout pour les journalistes. Dans une lutte où les
plus grands intérêts sont en jeu, il ne faut laisser
aucune place aux dissensions intestines ou à l'esprit ce
parti ; mais, dans un accord unanime des esprits et des coeurs,
tous doivent poursuivre le but commun, qui est de sauver les grands
intérêts de la religion et de la société.
Si donc, par le passé, quelques dissentiments ont eu lieu,
il faut les ensevelir dans un sincère oubli ; si quelque
témérité, si quelque injustice a été
commise, quel que soit le coupable, il faut tout réparer
par une charité réciproque et tout racheter par
un commun assaut de déférence envers le Saint-Siège.
- De la sorte, les catholiques obtiendront deux avantages très
importants : celui d'aider l'Église à conserver
et à propager la doctrine chrétienne, et celui de
rendre le service le plus signalé à la société,
dont le salut est fortement compromis par les mauvaises doctrines
et les mauvaises passions.
C'est là, Vénérables
Frères, ce que Nous avons cru devoir enseigner à
toutes les nations du monde catholique sur la constitution chrétienne
des États et les devoirs privés des sujets.
Il Nous reste à implorer par d'ardentes
prières le secours céleste, et à conjurer
Dieu de faire lui-même aboutir au terme désiré
tous Nos désirs et tous Nos efforts pour sa gloire et le
salut du genre humain, lui qui peut seul éclairer les esprits
et toucher les coeurs des hommes. Comme gage des bénédictions
divines et en témoignage de Notre paternelle bienveillance,
Nous Vous donnons dans la charité du Seigneur, Vénérables
Frères, à Vous, ainsi qu'au clergé et au
peuple entier confié à Votre garde et à Votre
vigilance, la Bénédiction Apostolique.
Donné à Rome, près Saint-Pierre,
le 1er novembre 1885, la huitième année de Notre
Pontificat.
LÉON XIII PAPE
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