De Gethsémani au Golgotha Ou Le Trésor Du vrai disciple de Jésus Crucifié

Chapitre

I

Le Divin Fiat

Voix des Prophètes

Nous étions tous comme des brebis égarées; chacun suivait le chemin qu’il voulait, et le Seigneur a chargé son Christ de l’impiété de nous tous. (Is.,LIII,6)

Prêtez l’oreille à mon humble prière, parce que mon âme est remplie de maux et que ma vie est toute proche de la mort. Votre colère, ô mon Dieu, s’est appesantie sur moi, et vous avez fait passer sur ma tête tous les flots de votre courroux (Ps. LXXXVII, 3,4,8)

J’ai attendu que quelqu’un s’attristât avec moi, mais nul ne l’a fait. J’ai cherché un consolateur et je ne l’ai point trouvé. (Ps.LXVIII,21)

Il y a un baptême dont je dois être baptisé, et combien je languis et je souffre, dans sa trop longue attente! (N.-S dans saint Luc, XII, 50.)

 

Notre-Seigneur Jésus-Christ venait, pour la dernière fois, de célébrer la Pâque avec ses disciples. Sachant que l’heure si longtemps attendue de sa Passion était arrivée, il leur avait donné dans la Très Sainte Eucharistie, le gage le plus sacré de son amour.

Le mystère accompli, il rendit grâce à son Père, et, pour se préparer au sacrifice, il se dirigea vers une solitude, voisine de Jérusalem. C’était un vaste enclos, planté de nombreux oliviers, à l’ombre desquels il aimait de venir souvent, pour prier.

Les Apôtres, à l’exception de Judas, l’avaient accompagné jusque sous les murs de cette retraite. Alors il leur dit : " Reposez-vous ici tandis que je vais prier un peu plus loin. "

Toutefois, il fit entrer avec lui Pierre, Jacques et Jean, les trois témoins de sa gloire, au jour de sa transfiguration sur le Thabor : le moment des suprêmes angoisses approchait, et il sentait le besoin de s’entourer des cœurs qui lui étaient les plus dévoués.

Déjà la nuit était avancée. Au firmament quelques étoiles scintillaient, et la lune, émergeant à l’horizon, répandait sur la campagne ses pâles et lugubres clartés. Le calme profond de la nature n’était interrompu que par le sourd gémissement des ondes du Cédron, qui coulait au pied de la colline.

Le Sauveur marchait silencieux, à travers les massifs des grands arbres. Une pâleur mortelle se répandait sur ses traits; des larmes brûlantes tombaient de ses yeux; par intervalles, sa poitrine se soulevait, exhalant des soupirs d’immense désolation. Les apôtres le suivaient, pleins d’un morne étonnement, et n’osaient l’interroger. " Ah! si vous saviez ma douleur!… dit enfin Jésus. Mon âme est triste… triste à en mourir! Attendez ici, et veillez avec moi. "

A peine a-t-il achevé ces mots, qu’il est comme emporté par l’angoisse à la distance qui serait mesurée par le jet d’une pierre. Là, tombant à deux genoux, il lève un regard au ciel : " Mon Père! s’écrie-t-il, ô mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi !… Cependant, non ce que je veux, mais ce que vous voulez… "

Il venait d’entrevoir, dans une vision horrible, les inexprimables opprobres, les tortures inouïes qu’il était sur le point de subir pour notre salut. Toutes les scènes de la Passion s’étaient déroulées devant ses yeux, comme dans un lugubre et sanglant tableau. Il avait entendu par avance, les imprécations impies des Pharisiens, les railleries insolentes des valets, les clameurs sauvages du peuple, pendant que sa chair volerait en lambeaux, sous les verges de la flagellation, pendant que le sang ruissellerait de son front, transpercé par les épines, pendant que les clous s’enfonceraient dans ses mains et dans ses pieds, pendant que sa Mère pleurerait des larmes d’agonie, au pied de sa croix. La pensée que la Justice de son Père le réservait pour le lendemain à de tels supplices avait comme brisé sa divine énergie. C’est alors qu’il jette ce cri, cet appel suprême à tout ce qu’il y a de puissance et de tendresse en ce Père adoré : " Oh! s’il est possible que ce calice s’éloigne de moi! " Mais aussitôt, il se rappelle, dans son cœur, l’amour qu’il a voué aux hommes, devenus ses frères, et il se résigne au sacrifice : " Non pas ce que je veux, mais ce que vous voulez!.. "

Puis, il se lève et vient demander un peu de consolation aux trois disciples privilégiés. Mais, ô froideur et faiblesse du cœur de l’homme! il les trouve plongés dans le sommeil.

" Simon, dit-il à Pierre, avec un accent de doux reproche et de tristesse infinie, Simon, tu dors!!!…Toi qui voulais mourir à ma place, tu n’as pu veiller une heure avec moi!…Ah! veillez et priez, car si l’esprit est prompt, s’il s’enflamme de suite pour le bien, la chair est faible, et, malgré les plus ardentes résolutions, elle succombe bientôt, si la vigilance et la prière ne la soutiennent. "

Après ces paroles qui révèlent toute la tendresse de son âme envers ses Apôtres et ses trop légitimes appréhensions sur leur fidélité, il s’éloigne de nouveau et s’absorbe dans une prière encore plus fervente. A ce moment, toutes les générations éteintes lui apparaissent, chargées du fardeau de leurs crimes. Son divin regard parcourt la longue trame des siècles écoulés, et partout il ne rencontre que forfaits et prévarications. Plus il sonde ce passé de quatre mille ans, plus il voit s’élever et grandir la montagne des iniquités humaines…En même temps, il lui semble entendre une voix du ciel qui lui dit : " Veux-tu fléchir la Justice irritée de ton Père?…Veux-tu arracher les hommes aux châtiments qui les menacent ?… Prends sur toi la responsabilité de leurs crimes… Expie-les, comme si toi-même les avais commis. SOIS LE MAUDIT DE DIEU. Sois l’opprobre des hommes!… "

Jésus se trouble; il tressaille d’un immense effroi. Lui! L’infinie pureté, se charger, se couvrir comme d’un vêtement, de toutes les abominations de toutes les turpitudes qui ont souillé le monde!

Mon Père! Mon Père! s’écrie-t-il, toutes choses vous sont possibles! faites que ce calice s’éloigne de moi!… et pourtant, si, pour votre gloire et le salut de mes frères, il faut que je boive cette ignominie, que votre volonté s’accomplisse, et non pas la mienne! "

Il se lève une seconde fois et revient en chancelant vers ses disciples. Hélas! ils dormaient toujours; leurs yeux s’étaient appesantis; et ils répondaient, sans savoir ce qu’ils disaient. Il les laisse à leur sommeil; mais leur glaciale indifférence achève de briser son courage.

" Ah! se dit-il, avec amertume, s’il en est ainsi de ceux que j’ai comblés des témoignages de mon amour, de ceux qui entendent mes gémissements et qui vont être témoins de mes douleurs; que puis-je attendre de ceux qui n’auront pas connu les accents de ma voix, qui n’auront pas assisté au spectacle de mes angoisses et de ma mort?…J’aurai donc souffert inutilement pour ces pauvres âmes!… J’aurai versé tout mon sang sur la croix… et le péché continuera d’outrager mon Père et peupler l’empire de Satan!.. "

Il succombe à cette pensée. Son cœur éclate. Lui, le Tout-Puissant, la force lui manque pour supporter une pareille affliction…Et voilà qu’une abondante sueur, comme des grumeaux de sang, commence à couler de tous ces membres et à baigner le sol : " O mon Père! s’écrie-t-il, c’en est trop!…faites que ce calice s’éloigne de moi!… Toutefois, ce que vous voulez, ô mon Père, et non pas ce que je veux!… "

Et il épuise, par avance, la lie amère du calice redouté, jusqu’à ce qu’un Ange soit venu du ciel pour le consoler et le fortifier.

Tel fut le drame poignant du jardin de Gesthémani. Le Sauveur descend, l’un après l’autre, les trois abîmes de la méchanceté humaine. Ces hommes qu’il vient sauver, — il les voit durant sa passion s’acharner contre lui, avec une cruauté sans exemple; - il les voit préparer dès l’origine du monde, par leurs iniquités, les abjections et les souffrances qu’il va subir;- il les voit enfin, à travers les âges futurs, insulter à sa croix et fouler aux pieds la grâce de son sang.. En face d’un tel aveuglement et d’une si noire perversité, son cœur se révolte, sa nature tressaille d’épouvante, elle s’affaisse sous le poids du sacrifice. Mais enfin, l’amour l’emporte…et Jésus s’offre en victime pour ceux qui vont le faire mourir, pour ceux qui le crucifieront jusqu’à la fin des siècles!…

O mon adorable Sauveur, ployé sous le faix de nos iniquités, ne permettez plus que je m’unisse à ceux qui vous font pleurer le sang. Inspirez-moi une horreur profondes de toutes mes fautes, dont la seule pensée a noyé votre âme dans un océan de désolation; et faites que désormais, par la pureté de ma vie et le dévouement de mon cœur, je vous console, comme l’ange céleste, des ingratitudes et des blasphèmes de vos enfants révoltés! Amen.

Chapitre

II

La trahison

Voix des Prophètes

" L’homme avec lequel je vivais en paix, auquel j’avais donné toute ma confiance et qui mangeait mon pain, a fait éclater sa trahison contre moi. " (Ps. XL, 10)

Ils pesèrent trente pièces d’argent pour ce que je méritais. Et le Seigneur me dit : " Va jeter à l’ouvrier en argile cet argent, cette belle somme qu’ils ont pensé que je valais, lorsqu’ils m’ont mis à prix. Et j’allai dans la maison du Seigneur les porter à l’ouvrier en argile. " (Zach., XI, 12,13)

J’ai été trahi, et je ne me suis pas échappé des mains de mes ennemis. (Ps, LXXXVII, 9,10.)

Fortifié par la pleine acceptation du sacrifice et par la visite mystérieuse de l’ange, le Fils de Dieu surmonte les angoisses de son agonie et retourne à ses trois apôtres Pierre, Jacques et Jean. Cette fois, ils s’éveillent à son reproche. : " Oh! maintenant, vous pouvez dormir, -- leur dit-il d’une voix qui trahissait toute la peine ressentie de leur indifférence. –Vous m’avez laissé seul veiller et gémir…Vous n’avez pas su donner un mot de consolation à ma douleur… J’épuiserai, seul aussi, la coupe d’amertume que m’offre la justice de mon Père,…Reposez-vous donc; abandonnez-moi!… "

Les apôtres étaient profondément affligés de ces paroles : Eh! bien! reprend Jésus – si vous m’aimez encore, levez-vous : l’heure est venue. Le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. Celui qui doit me trahir approche. "

En effet, on entendait, à quelque distance, un bruit des pas, accompagné de sourdes imprécations. Une troupe de Pharisiens, de soldats et de valets, armés d’épées et de bâtons, s’avançaient dans les ténèbres. Un apôtre les précédait…C’était le traître!…

Dès longtemps, le Sauveur avait pénétré son noir dessein. Il l’avait averti en plusieurs rencontres, avec une miséricorde ineffable. Il l’avait prévenu des plus délicates industries de sa tendresse, il l’avait enfin dénoncé publiquement, mais toujours avec des ménagements infinis, comme étant l’homme de perdition et de scandale, l’homme souillé, dont la naissance devait être pleurée à l’égal du plus grand des malheurs. Le cœur de Judas s’était obstinément fermé à toutes les avances et à toutes les menaces du divin Maître. Exaspéré à la fin de ses pressantes et paternelles instances, furieux surtout de voir sa perfidie dévoilée, il avait brusquement quitté la table, où pour la première fois, Jésus venait de nourrir les siens de sa Chair sacrée et de les abreuver de son Sang…

Et, pendant que les apôtres, ses frères savouraient dans une ravissante extase, les délices de leur Première Communion; pendant que le bien-aimé disciple reposait tendrement la tête sur le sein du Maître chéri, Judas s’en allait, par les rues de Jérusalem, portant dans une âme sacrilège, l’Hostie Sainte qu’il venait de manger avec sa propre condamnation!...

Sa course était précipitée…il avait hâte de consommer son crime. Il arrive à la porte du palais où s’était réuni le grand conseil des Juifs…il entre, et, s’adressant aux docteurs de la loi : " Vous m’avez promis—leur dit-il –trente pièces d’argent, si je vous livrais mon Maître. C’est, tout au plus, le prix d’un esclave. Mais il faut en finir! L’occasion est opportune : suivez-moi! "

L’escorte est promptement organisée. On se munit de quelques armes, en cas de résistance de la part des disciples fidèles. Une vile populace éclaire la marche avec des torches et des lanternes, Judas est à leur tête!…

Judas!.. l’apôtre choisi entre tant d’autres, pour être le héraut de La Bonne Nouvelle, pour convertir les âmes et les gagner à l’amour de Jésus-Christ… Judas!.. l’ami du Sauveur, le confident intime des ses plus doux entretiens, l’objet de ses plus tendres prévenances.. Judas! … le témoin émerveillé de tant de miracles, thaumaturge lui-même, par la puissance de Jésus… Judas enfin! Les lèvres encore humides du Sang qu’il vient de vendre, l’âme encore troublée du grand mystère d’amour qu’il vient de profaner! … Judas l’Iscariote marche en tête de la tourbe, immonde et lâche, qui va surprendre son adorable Bienfaiteur, dans un honteux guet-apens!!!…

On était arrivé proche du Jardin des Olives, quand le commandant de la troupe, s’adressant au traître  :  " Dis-nous, au moins, à quel signe nous reconnaîtrons Celui que tu nous livres? "

" Je m’avancerai seul dans le jardin, -- répond le perfide – et Celui que je baiserai sera Jésus. Saisissez-le aussitôt, et emmenez-le avec précaution; car il a déjà réussi à s’échapper des mains de ceux qui voulaient le prendre "

Et, se détachant de ses ignobles compagnons, il aborde Jésus, avec les démonstrations du plus tendre respect. " Bon Maître,-- lui dit-il, je vous salue!… " Jésus, d’une voix pleine de larmes lui répond : " Mon pauvre ami, que viens-tu donc faire ici… "

Mais l’hypocrite est descendu au fond de l’abîme : rien ne saurait plus le toucher!… Il enlace ses bras autour du cou de Jésus… et il le baise!… Jésus ne détourne pas la tête!… Les lèvres impures de Judas demeurent collées sur sa face adorable… Jésus le souffre!… Bien plus! Il presse une dernière fois sur sa poitrine son apôtre perdu; et, tirant de son cœur des accents capables d’attendrir l’âme la plus endurcie et la plus barbare : " Judas! O Judas! Lui dit-il à voix basse, -- tu trahis le Fils de l’Homme par un baiser!… "

Anges du ciel, voilez-vous la face de vos ailes pour ne pas voir la Pureté sans tache, unie dans une douloureuse étreinte, au vice le plus hideux!… la Miséricorde infinie, épuisant ses dernières ressources, pour vaincre une méchanceté sans égale!… la lutte suprême de l’Amour d’un Dieu contre une âme révoltée!… Et c’est la haine qui triomphe!!… C’est la méchanceté qui l’emporte!!… C’est Jésus qui succombe, impuissant à sauver Judas!!!…

O mon tendre Sauveur, victime de la plus infâme trahison, votre sainte Âme, au contact de ce baiser impur, ressentait par avance, la douleur et la honte des baisers sacrilèges que vous infligeraient, dans la suite des siècles, les lèvres souillées des profanateurs de vos Sacrements. Vous voyiez d’indignes prêtres, héritiers de la perfidie de Judas, gravir les degrés de votre autel, avec une conscience flétrie!… vous voyiez des chrétiens hypocrites, s’agenouiller à la table des Anges, avec un cœur de démon!… Vous voyiez le gage suprême de votre tendresse, se changer en sceau de réprobation pour vos enfants ingrats !… ( Par la nouvelle messe sacrilège on a changé le gage de salut en un signe de damnation. Pauvre Seigneur!) Oh! qui pourrait concevoir les flots d’amertume dont cette navrante pensée fit déborder votre cœur!…

Table Sainte de la Communion, Autel sacré du sacrifice, vous seuls pourriez nous dire les gémissements, les larmes et le martyre de l’Hostie profanée!…

Souffrez, ô Dieu Trois fois Saint, que vos fidèles enfants unissent aux vôtres, les gémissements, les larmes et, s’il le faut, le martyre d’une réparation fervente et dévouée des outrages, que les fils de Judas ne cessent de vous infliger. Amen.  

Chapitre

III

L’arrestation

Voix des Prophètes

Vous avez éloigné de moi tous mes proches et tous mes amis; ils m’ont abandonné à cause de mon malheur et ils m’ont eu en abomination. (PS. LXXXVII, 9, 19)

O épée, réveille-toi contre mon Pasteur, contre l’homme qui se tient toujours attaché à moi, dit le Seigneur. Frappe le Pasteur, et les brebis seront dispersées (Zach, XIII 7)

Le temps va venir et il est déjà venu où vous serez dispersés de toutes parts et où vous me laisserez seul. Seul! Non je ne le suis point : mon Père est toujours avec moi! ( Notre Seigneur à ses Apôtres en saint Jean, XVI, 32)

Quel que fût l’endurcissement du traître, les reproches désolés et attendris de Jésus avaient jeté un certain trouble dans son âme. C’était le dernier coup de la grâce, pour conjurer sa perte éternelle. Oh! s’il fût tombé alors aux genoux de l’Ami, du Père, qu’il venait de livrer; si, pressant son cœur, il en eût fait jaillir une larme de repentir, Jésus serait mort, sans doute; mais Judas était sauvé!

Hélas! il avait l’âme trop basse pour comprendre le tendre et sublime élan de la charité de Jésus, le cri suprême de sa miséricorde pour toucher et convertir le plus grand des coupables. Il ne comprit qu’une chose : l’horreur et l’infamie de sa trahison; et il alla cacher sa honte dans les rangs tumultueux et confus de la foule, qui se pressait à la porte du jardin.

Un moment, cette foule parut hésitante et indécise sur ce qu’elle voulait faire : tant l’ineffable douceur de la Victime l’avait émue! Tant la noire et cruelle perfidie du traître l’avait révoltée! Mais le Sauveur se présente lui-même au-devant de ses ennemis :

- " Qui cherchez-vous? " leur dit-il

A ce mot, tous reculent de terreur et tombent à la renverse. La grandeur, la puissance et la majesté rayonnaient alors de toute l’adorable personne de Notre-Seigneur. A l’autorité de son accent, à l’éclair de son regard, les soldats et le peuple avaient pressenti l’Homme-Dieu. Et cette révélation soudaine les avait foudroyés.

Quelques mois auparavant, les apôtres voguaient péniblement sur le lac de Génézareth par une nuit d’orage. La barque fragile qu’ils montaient, menaçait à tout moment de s’engloutir au sein des flots. Soudain, ils virent apparaître, à la lueur des éclairs, une forme humaine, marchant sur les vagues et se dirigeant vers eux. D’abord, ils furent saisis de frayeur; mais une voix, qu’ils connaissaient bien, dissipa aussitôt leurs alarmes : "  Ne craignez pas, disait Jésus, C’est moi! "

Suave parole que toutes les âmes croyantes ont entendue après les jours de désolation et d’épreuve, quand elles ont levé les mains vers Celui qui commande aux vents et à la tempête… " C’est moi " ineffable assurance qui comblera le cœur des justes d’une joie pleine d’ivresse, quand ils franchiront le seuil des tabernacles éternels. Mais, quel effroi, quelle épouvante à ce mot du Souverain Juge : " C’est moi " quand il apparaîtra aux pécheurs et aux impies dans toute l’indignation de sa Justice outragée et de son Amour méconnu! Alors, ils seront terrassés pour jamais, ces contempteurs superbes de sa loi, ces insolents profanateurs de sa grâce. Ils se précipiteront d’eux-mêmes, avec des hurlements de désespoir, dans les gouffres embrasés, où retentira d’échos en échos, où les poursuivra d’abîme en abîme, cette parole vengeresse : "C’est moi!…C’est moi!… "

Jésus renouvelle sa question à la foule tremblante et consternée :

- " Qui cherchez-vous? "

Les Juifs se remettent bientôt de leur frayeur, grâce aux insinuations des Pharisiens, qui attribuent à je ne sais quelle vertu magique, le miracle qui venait de les renverser. Ils s’approchent, mettent la main sur Jésus et se saisissent de lui. Témoins de cette profanation, les apôtres ne se contiennent plus : " Seigneur, - s’écrient-ils – si nous frappions de l’épée? " Et, ce disant, l’impétueux Simon lève son arme sur un valet de Caïphe, appelé Malchus, et lui fend l’oreille.

Arrête, " lui dit Jésus; puis, il touche l’oreille du blessé et le guérit. Alors fixant Pierre avec sévérité : "  Remets ton épée dans le fourreau; car quiconque tirera l’épée, périra par l’épée…Ne faut-il pas que je boive le calice que mon Père m’a préparé? Ah! si je voulais l’éloigner des mes lèvres, mon Père m’enverrait pour me défendre, plus de douze légions angéliques, mais comment les péchés du monde seraient-ils expiés? et comment se vérifieraient les Écritures qui ont prédit tout ce qui va s’accomplir? "

En même temps, il dit à la foule, parmi laquelle étaient des Princes du sacerdoce, des huissiers du temple et des Anciens : " Vous êtes venus me prendre comme un voleur, avec des épées et des bâtons. Cependant, vous m’avez vu chaque jour dans le Temple, enseignant le peuple, et vous ne m’avez pas arrêté. Mais, voici votre heure; voici l’heure de la puissance des ténèbres. Or, vous ne faites qu’accomplir ce que les prophètes ont annoncé. "

A ces mots, les apôtres voyant que toute résistance était condamné et que Jésus se livrait de lui-même, l’abandonnent et s’enfuient. Ils n’avaient su le soutenir de leur compassion, à l’heure des grandes angoisses; ils avaient dormi, pendant qu’il répandait devant son Père ses larmes et son sang : avaient-ils assez de cœur pour le suivre, captif, de tribunal en tribunal, parmi les cris et les imprécations du peuple, jusqu’à la colonne de la flagellation, jusqu’à la croix du calvaire? Lâches et ingrats, ils oublient toutes leurs protestations d’attachement et de fidélité, et ils laissent leur adorable Maître, seul, sans un ami, entre les mains de la horde ignoble et barbare à laquelle il s’est livré! Et voilà qu’on le charge de liens, comme un vulgaire scélérat. Ses mains très pures sont étroitement garrottées. Et les valets, saisissant les cordes qui pendent de sa ceinture et de son cou, l’entraînent, dans une marche précipitée, vers les juges déicides qui attendent leur Victime.

O mon Jésus enchaîné, laissez-moi baiser avec une tendre vénération et arroser de mes pleurs, ces liens d’ignominie que l’amour vous impose, encore plus que la défiante cruauté de vos ennemis. Ah! que l’aspect de vos mains ensanglantées et de vos membres meurtris par les nœuds étroits qui les enserrent, m’inspire le courage de rompre à jamais les chaînes maudites qui me rivent au péché, et de m’attacher pour toujours, par la chaîne d’or d’une charité généreuse et persévérante, à l’observation parfaite de votre sainte loi. Amen.

Chapitre

IV

Le tribunal de Caïphe

Voix des Prophètes

Il boira de l’eau du torrent le long du chemin et c’est pour cela qu’il élèvera la tête ( Ps. CIX, 8)

Ils ont parlé contre moi avec une langue trompeuse; ils m’ont attaqué de tous côtés par leurs discours remplis de haine, et ils m’ont fait la guerre (Ps. CVIII,5)

Des témoins d’iniquité se sont levés contre moi ; mais l’iniquité s’est menti à elle –même.(Ps. XXVI, 12)

 

Ils ont aiguisé leur langue comme un dard, afin de frapper le Juste dans l’obscurité; ils ont fouillé sa vie avec soin. Tous leurs efforts ont été stériles. Les plaies qu’ils lui ont faites ressemblent aux piqûres causées par des flèches d’enfants; leurs langues se sont tournées contre eux-mêmes{PS.LXII,4,5,8,9}. )

J’ai abandonné mon corps à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai point détourné mon visage des insultes et des crachats. (Is, L.6)

La horde criminelle approchait triomphante des murs de Jérusalem, traînant, harcelant, poussant l’adorable Captif qui trébuchait et tombait à chaque pas. Au passage du Cédron, il y eut, de la part de ces valets de Satan, un redoublement de fureur. Comme Jésus, embarrassé dans ses liens, n’avançait que péniblement, ils le frappèrent de leurs bâtons et du plat de leurs sabres; puis, par un mouvement cruellement calculé, ils le renversèrent dans les eaux bourbeuses du torrent. Quand il se fut relevé, le visage, les mains et les vêtements souillé de boue, ce fut une explosion féroce de rires grossiers, d’infâmes plaisanteries et d’épouvantables blasphèmes.

Quatre jours seulement s’étaient écoulés, depuis que les airs avaient retenti des cris de reconnaissance et des acclamations enthousiastes de tout un peuple, accouru en ce même lieu à la rencontre de son divin Roi! Elles étaient à peines flétries, les branches arrachées aux palmiers de Gethsémani, aux saules du torrent, aux myrtes de Sion, pour orner la marche triomphale du Rédempteur béni! Triste retour des sentiments de l’homme envers son Dieu! Lamentable mobilité des passions populaires! Cependant, c’était toujours le Roi des rois, qui rentrait à Jérusalem. Ses mains enchaînées étaient toujours aussi puissantes, et l’ingratitude prodigieuse dont il souffrait n’avait fait qu’attendrir son cœur sur notre incommensurable misère.

Il traverse les rues encore silencieuse de la Cité, et arrive chez Anne, beau-père de Caïphe, le grand-prêtre de cette année. La maison du vieillard était contiguë à celle de son gendre, avec une cour commune. Comme il brûlait de haine pour Jésus, et que, du reste, c’était un homme habile, pervers et plein de ruse, on lui avait confié le soin d’instruire sommairement la cause du divin Accusé, et de chercher à surprendre un aveu qui pût le perdre.

Anne interrogea donc le sauveur touchant ses disciples et sa doctrine. Jésus répondit avec une noble simplicité : " J’ai parlé publiquement au monde. J’ai enseigné dans les synagogues et dans le Temple où tous les Juifs s’assemblent, et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interrogez-vous? Interrogez ceux qui m’ont entendu. Ceux-là savent ce que j’ai dit. " 

Sur cette réponse, un des valets donna un soufflet à Jésus : " Est-ce ainsi, dit-il, que tu réponds au grand-prêtre? " " Si j’ai mal parlé, montrez en quoi. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous? "

" O mon Dieu1 s’écrie saint Éphrem, comment l’univers entier ne s’est-il pas abîmé dans les ténèbres, quand il vous a vu souffrir un tel outrage? Le Créateur qui tira l’homme d’un peu de poussière, reçoit un soufflet de la main qu’il forma! Valet infâme, ignoble tissu de perversité, sois maudit! Tu remplis les Cieux de stupeur; tu seras la honte de l’enfer lui-même! Et Caïn, le fratricide, et Judas, le traître, croiront se souiller en pressant ta main sacrilège dans leurs sanglantes mains! "

Cependant Jésus ne manifeste aucune irritation; et, s’il demande raison d’un tel outrage, c’est avec une calme dignité et une douceur inaltérable. Éternelle leçon pour notre orgueil, qui ne peut, sans éclater, souffrir une parole blessante, un geste de mépris, la plus légère contradiction.

Anne ne fit qu’applaudir à cette brutalité. Mais, se sentant incapable, malgré son astuce, de rien obtenir, et peut-être troublé de la sagesse supérieure qui inspirait les réponses de l’auguste Prisonnier, il donna l’ordre de le conduire chez son gendre, où les juges du grand tribunal venaient d’être convoqués.

Caïphe, qui présidait ces solennelles assises, fit d’abord déposer les témoins. On en avait recruté un grand nombre, à prix d’argent, et tous avaient la volonté bien arrêtée de perdre Jésus. Mais, n’ayant pas eu le loisir de s’entendre, leurs dépositions mensongères ne concordaient point entre elles. C’était une série de contradictions flagrantes qui ajoutaient encore à l’embarras des juges. Deux nouveaux accusateurs paraissent à la barre de l’inique tribunal. Le premier dépose en ces termes : " Nous l’avons entendu dire : Je puis renverser le temple de Dieu et le reconstruire en trois jours. " Le second parle ainsi : " Il a dit : Je renverserai ce temple bâti par la main des hommes, et, en trois jours, j’en élèverai un autre qui ne sera pas fait de la main des hommes. "

Ici même leurs calomnies ne s’accordaient point. Alors le grand-prêtre, irrité de ne pas trouver motif à condamnation, et voulant en finir, se lève au milieu de l’assemblée et dit à Jésus : " Ne répondras-tu rien à ces accusations? "

Mais Jésus continuait de se taire. A quoi bon réfuter des témoignages qui s’anéantissaient les uns les autres? A quoi bon faire entendre la vérité à des âmes qui ne voulaient que le mensonge? A quoi bon se défendre, puisque la justice de son Père, d’accord ici avec l’injustice des hommes, avait définitivement résolu sa mort; puisque lui-même, réalisant une prophétie inconsciente de Caïphe, allait s’offrir en holocauste pour le salut de tous ses frères?

De plus en plus furieux de ce silence, qui pesait sur la conscience des juges et des témoins, comme une accusation et un remords, Caïphe n’hésite plus à poser au Sauveur la grave question, la question capitale de sa mystérieuse origine, et de la mission qu’il s’attribuait. Élevant la voix, il lui dit avec une solennité toute religieuse : " Je t’adjure, au nom du Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ , le Fils de Dieu! "

Jésus ne pouvait plus se taire . la sommation juridique et formelle qui lui est faite, au nom de son Père, demandait une réponse nette et positive : " Oui, dit-il, je le suis! " C’en est assez. Dans le transport d’une feinte indignation, le grand-prêtre déchire ses vêtements et s’exclame : " Il a blasphémé! Qu’avons-nous encore besoin de témoins? Vous avez entendu le blasphème. Que vous en semble? " Et tous de répondre : " Il doit mourir "

Pas un seul dans cette assemblée, autrefois la plus vénérable du monde, n’ose se déclarer en faveur de l’Innocent! Tous se rendent lâchement complices de la haine et du crime de Caïphe! Malgré l’absence de toute enquête, malgré la contradiction des témoignages, malgré la sainteté de vie de l’Accusé, sans même discuter sa haute et franche déclaration, que confirment l’accomplissement des prophéties, la multitude de ses miracles et la sublimité de sa doctrine, tous le condamnent à mort!

Oui, ô le plus aimant des Pères, il faut que vous mouriez pour nous rendre la vie; il faut que votre sang coule sur nos âmes pour les purifier de leurs souillures. Mais, avant de consommer votre sacrifice, vous connaîtrez les extrémités de l’ingratitude et de la haine de vos enfants; vous boirez à longs traits le calice des opprobres; vous descendrez jusqu’au fond de l’abîme de notre méchanceté!

A peine la sentence de mort est-elle rendue que les valets du grand-prêtre, semblables à des bêtes furieuses, se jettent sur l’auguste Condamné, comme sur une proie longuement convoitée. Ils l’entraînent dans le cachot souterrain où il devait passer le reste de la nuit, et là, ils assouvissent en toute liberté leur rage stupide. Les uns lui crachent au visage, d’autres le renversent et le frappent en le raillant; puis ils lui bandent les yeux, le soufflettent et le meurtrissent à coups de poings : " Prophétise-nous, ô Christ, - lui disent-ils,- qui t’a frappé? " Et, jusqu’au matin, les heures s’écoulent dans cette orgie de cruautés et de blasphèmes.

Je tombe à vos genoux, ô puissant Fils de Dieu, souffleté, raillé, conspué, battu par vos indignes créatures. Je vous adore, souffrant en silence les outrages sans nom dont elles vous accablent. Hélas! votre martyre, ô sainte Victime, se prolonge à travers les âges, et les générations passent l’une après l’autre devant vous, jetant à votre face sacré les crachats de l’indifférence, les railleries du dédain et le défi du blasphème. Vous continuez de vous taire, ô Dieu patient, et les impies disent que vous êtes mort. Mais le jour approche, où le Fils de l’Homme viendra sur les nues, environné de puissance, de terreur et de majesté. Alors, vous répondrez à l’insolente question de vos bourreaux, vous devinerez ceux qui vous ont frappé. Pas de nuit si ténébreuse, pas de voile si épais qui les dérobe à la foudroyante lumière de votre regard. Doux Seigneur Jésus, frappez donc à votre tour; mais frappez des coups d’infinie miséricorde, pour n’être pas réduit à frapper, au dernier jour, dans la rigueur de votre infinie justice! Amen!

Chapitre

V

Le reniement

de Saint Pierre

Voix des Prophètes

" Si mon ennemi m’avait accablé de malédictions, certainement je l’aurais souffert. Et si celui qui me haïssait avait parlé de moi avec mépris, peut-être ne me serais-je pas défendu. Mais c’est toi! Toi, qui ne faisait qu’une âme avec moi! Toi, le chef que j’avais choisi! Toi, mon intime confident qui trouvais tant de douceur à t’asseoir à ma table et qui m’accompagnais, avec une si parfaite union, dans la maison de Dieu. " (Ps. LIV, 13,14,15)

Pierre avait abandonné son maître et s’était enfui comme les autres disciples. Dès qu’il se crut à l’abri du danger, il ralentit sa course, et se prit à songer à tant d’événements divers qui avaient marqué cette fatale soirée.

Il se rappela le grand mystère d’amour auquel il avait participé, les paroles d’infinie tendresse que Jésus disait à ses chers apôtres, qu’ils appelait ses petits enfants, pendant qu’ils cheminaient ensemble, de Jérusalem au Jardin des Oliviers, l’ineffable bonté avec laquelle il les consolait de son prochain départ et leur promettait les joies d’une réunion ravissante et éternelle.

Il se ressouvint encore des graves avertissements par lesquels Jésus répondait à ses ardentes protestations d’inébranlable fidélité : " Seigneur- s’était écrié l’apôtre- je ne vous quitterai jamais! Quand même tous les autres vous abandonneraient, moi, je serai toujours là! Je vous suivrai partout. Oui! Je donnerai mon sang pour vous! "

" Tu donneras ton sang pour moi? – avait reprit Jésus- En vérité, en vérité je te le dis, avant que le coq ait chanté deux fois tu m’auras renié trois fois! "

Jésus avait ajouté : " Simon, Simon ! Voilà que Satan vous a demandés, pour vous cribler tous, comme du froment. Mais j’ai prié pour toi, en particulier, afin que ta foi ne défaille point. Et toi, quand tu seras converti, soutiens et affermis tes frères. "

Voilà quelles pensées et quels souvenirs agitaient l’âme de Pierre et troublaient son cœur. Et maintenant, il fuyait! Et la brise du soir lui rapportait, par intervalles, les vociférations de la bande sauvage, qui épuisait ses fureurs sur l’adorable Victime. Que faire, pourtant ? Sauver Jésus? Hélas! lui –même voulait mourir! Du moins, il pouvait le suivre, comme il l’avait promis : la vue de son apôtre, fidèle jusqu’au péril de sa vie, serait une suprême consolation pour le Bon Maître persécuté.

Pierre cède à ce généreux mouvement. Il revient sur ses pas et se hâte de regagner l’escorte criminelle. Comme il approchait, il rencontre un jeune disciple, se sauvant, à demi-nu et tout effaré, qui lui dit n’avoir pu s’échapper des mains des soldats qu’en leur abandonnant le manteau, par lequel ils l’avaient saisi. Cette rencontre renouvelle ses alarmes et commence à ébranler sa résolution. Du reste, il entend lui-même distinctement les cris féroces de la foule contre Jésus. A mesure qu’il avance, son indécision redouble. Il allait sans doute reculer, quand il aperçoit, suivant le cortège à distance et plongé dans la plus amère affliction, le disciple que Jésus aimait. Il le rejoint et tremblant de peur, sans pouvoir dire un mot, il arrive avec saint Jean, à la porte du palais du grand-prêtre.

Un disciple qui était connu des officiers de la maison, fit entrer Jean avec la troupe. Pierre était resté dehors, presque satisfait de n’avoir pu s’introduire. Le disciple s’en aperçut, revint sur ses pas et dit un mot à la portière qui lui permit d’entrer. Il était dans la cour qui séparait les appartements d’Anne de ceux de Caïphe : de là, il pouvait voir tout ce qui allait se passer.

Or, la plupart des valets et des soldats de l’escorte, s’étaient massés dans cette même cour, et, comme la nuit était froide, ils avaient allumé un grand feu, autour duquel ils avaient disposé des bancs pour s’y reposer. Pierres était au comble de l’anxiété; il sentait tout le péril de sa situation. Il aurait voulu s’esquiver; mais comment s’y prendre pour n’éveiller aucun soupçon? Il pensa que le plus sûr était de payer d’audace, et il se mêla résolument dans les rangs des valets qui se chauffaient à la flamme du foyer.

Il y était depuis quelque temps, lorsque la portière s’approcha pour avoir des nouvelles. A la lueur du brasier qui se reflétait sur le visage de l’apôtre, elle crut le reconnaître, et dit aux gardes : " En voici un qui était avec lui. " Puis, l’ayant fixé avec plus d’attention, elle l’interpella directement. " Et toi, n’es-tu pas aussi des disciples du Galiléen? " A cette question inattendue, Pierre a perdu toute contenance : " Non, répond-il, non, c’est faux! Je ne connais pas même cet individu dont tu parles. Femme, je ne sais ce que tu veux dire! "

Il ne le connaît plus! Il affecte d’ignorer jusqu’au nom du Sauveur, qu’il désigne du terme le plus méprisant! Lâche disciple! Tu ne le connais plus, tu le renies à la voix d’une femme, d’une servante, ce Maître adoré qui a guéri ta mère, qui t’a investi, en échange de tes filets et de ta barque, de la glorieuse mission de pêcher des âmes, qui t’a établi le chef de ses apôtres et la pierre fondamentale de son Église? Tu ne le connais plus cet Agneau de Dieu que t’a montré Jean-Baptiste, que les multitudes acclamaient comme le plus grand des Prophètes et que toi-même tu as confessé comme le Fils du Dieu vivant? Tu ne connais plus cet aimable Sauveur, dont tu ne voulais jamais te séparer, et pour lequel tu avais si généreusement juré de mourir? Quoi! Tu as tout oublié, et sa doctrine, et ses paroles de vie éternelle, et ses miracles, et sa gloire au Thabor? Tu as oublié, ingrat, qu’il vient de te nourrir de sa Chair et de son Sang, et que tu le portes encore dans ton cœur? O Pierre, n’était-ce pas assez d’un traître parmi les amis de Jésus? Fallait-il encore un renégat? Du moins, Judas en trahissant Jésus, l’avait reconnu pour son Maître. Et toi, tu protestes que tu ne l’as jamais connu!

Cependant la fierté native et la droiture d’âme de Pierre se révoltaient contre ses lâches paroles. La honte de son apostasie l’écrasait de tout son poids. Sentant que son trouble allait le trahir, et ne pouvant supporter davantage tous ces regards qui l’interrogeaient et semblaient l’accuser de mensonge, il saisit le moment où l’attention s’était détournée de sa personne pour se retirer sans bruit, et alla cacher sa confusion dans l’obscurité du vestibule. Alors le coq chanta. Pierre avait l’âme trop bouleversée pour l’entendre. Il cherchait à sortir de cette cour fatale; mais une autre servante, sans doute instruite par la portière, avertit aussitôt ceux qui étaient là : " Cet homme voudrait s’échapper, dit-elle, surveillez-le de près, car il était sûrement avec Jésus de Nazareth "

Aussitôt, pour faire tomber cette accusation, il revient d’un pas ferme auprès du foyer, il affecte une attitude assurée, et, comme s’il n’avait absolument rien à craindre, il s’approche des premiers bancs pour mieux se chauffer. Il était à peine installé, qu’un des gardes lui dit : " Tu es donc de ces gens-là? " Et tous l’accusant à la fois : " Avoue la vérité; tu étais son disciple! " " Que me racontez-vous donc?, répond l’apôtre avec colère, je vous jure devant Dieu que je ne connais point cet homme "

Alors il ne songe plus à fuir; il continue tranquillement de se chauffer, persuadé que son parjure le met désormais à l’abri de toute inquiétude. Il se trompait. Une heure ne s’était pas écoulée qu’un valet de Caïphe, parent de Malchus, le reconnut à ne pouvoir s’y méprendre. " Très certainement celui-ci était avec Jésus! D’ailleurs, c’est un Galiléen. " Et s’adressant à Pierre : " Assez de mensonges : tu ne nous en imposeras plus! Est-ce que moi-même je ne t’ai pas vu près de lui, au Jardin des Olives? " " Tais-toi! répliquent les gardes : tu es l’un de ses disciples. Tu es de Galilée : ton accent te trahit! " Loin de se rendre, il s’emporte en exécrations et en anathèmes et, renouvelle son serment sacrilège : " Je vous proteste et je vous jure devant Dieu, que je ne connais aucunement cet homme-là! "

Quelle effroyable chute! s’écrie saint Jérôme. Quelle énorme distance il a franchie en quelques heures! D’abords, il néglige de veiller et de prier, malgré la recommandation du divin Maître. Sans aucune préparation, il s’expose de lui-même, témérairement, au danger, dans lequel Jésus l’a prévenu qu’il succomberait. A la première question qui lui est posée, il répond par un mensonge. Du mensonge, il passe au parjure, du parjure aux imprécations, des imprécations aux anathèmes, et des anathèmes il arrive jusqu’au blasphème. De précipice en précipice, d’abîme en abîme, il roule au fond du gouffre de l’infidélité! Telle est l’histoire du cœur humain, l’histoire de toute âme qui débute dans la carrière du mal. Les petites fautes négligées sont un acheminement à de plus graves. La pente est à ce point rapide et glissante que, souvent, il suffit d’y poser le pied, pour qu’on se précipite bientôt dans le gouffre de la corruption et de l’endurcissement.

Le malheureux apôtre parlait encore, lorsque le coq chanta pour la seconde fois. En même temps, Jésus traversait la cour, conduit en prison par les sbires de Caïphe, qui lui prodiguaient les plus cruelles avanies. Pierre tourne machinalement la tête pour voir passer le hideux cortège. Ses yeux rencontrent le regard de Jésus! Aussitôt, il sent toute l’énormité de son crime, son cœur se brise! il éclate en sanglots et s’enfuit pour donner libre cours à sa mortelle douleur.

Oh! quelle éloquence, dans ce regard de Jésus! Il descend comme un trait brûlant de lumière et d’amour jusqu’au fond de l’âme du renégat. Il lui fait sentir l’horreur et la lâcheté de sa conduite; mais, dit saint Augustin, c’est pour lui faire comprendre l’immense miséricorde de Celui qu’il vient d’affliger. Il l’humilie; mais c’est pour l’attendrir. Il déchire son cœur; mais c’est pour en être plus ardemment aimé. Il fait couler ses larmes; mais c’est pour le consoler. Il le frappe; mais c’est pour le guérir.

O mon Seigneur Jésus, Dieu de tendresse et de pardon! accordez-moi, accordez aux pauvres pécheurs, un de ces regards qui bouleversent l’âme, la jettent à vos pieds, palpitante de désolation et de repentir et la convertissent à jamais! Donnez à nos yeux ces larmes d’amertume et de reconnaissance qui vous disent notre inconsolable douleur, d’avoir pu renier tant de fois le plus tendre et le plus aimant des Pères! Votre apôtre pleura, tout le reste de sa vie, quelques heures de fatal égarement; faites-nous la grâce, ô Jésus, de pleurer, au moins quelques heures, toute une vie d’infidélité et d’ingratitude! Amen  

Chapitre

VI

Le désespoir de Judas

Voix des prophètes

Que ses jours soient abrégés et qu’un autre reçoive son épiscopat. Qu’il ne se trouve personne pour l’assister. Il a aimé la malédiction, elle tombera sur lui. Il a rejeté la bénédiction, elle s’éloignera de lui. Il s’est revêtu de la malédiction comme d’un vêtement; elle a pénétré comme l’eau dans ses entrailles, et comme l’huile elle s’est attachée à ses os. ( Ps. CVIII, 8, 12,18)

La loi des Juifs frappait de nullité toute sentence rendue après le coucher du soleil. En outre, depuis l’occupation romaine, toute condamnation à mort devait être ratifiée par le gouverneur impérial. Pour ce double motif, la sentence prononcée contre Jésus, demeurait privée de sanction. En conséquence, les princes des prêtres, les docteurs et les anciens du peuple se réunirent, dès qu’il fut jour, dans une salle du Temple, pour donner à leur jugement une apparence de légalité, et aussi, pour se concerter sur le plan à suivre dans leurs démarches auprès du Gouverneur, afin d’obtenir la ratification nécessaire.

Jésus est donc amené de nouveau en présence des juges, et Caïphe lui réitère sa question de la veille : " Si tu es le Christ, dis-le-nous bien clairement " " Si je vous le dis, répond le Sauveur, vous ne me croirez point. Et si moi-même je fais appel à la connaissance que vous avez de mes miracles, de ma doctrine et de toutes les prophéties réalisées en ma personne, vous ne me répondrez point. Ce n’est pas la vérité que vous cherchez; aucune déclaration ne vous déterminera à me relâcher. Ce que vous voulez, c’est un prétexte pour me faire mourir. Mais l’iniquité ne prévaudra point. Ma mort sera ma victoire et désormais, le Fils de l’Homme sera assis à la droite du Dieu Tout-Puissant "

" Tu es donc le Fils de Dieu? " reprennent les juges.

" Oui, vous le dites , je le suis! "

" Qu’avons-nous encore besoin d’autres preuves? – s’écrient-ils- ses propres paroles suffisent à sa condamnation. "

Aussitôt la foule des valets se précipite sur Jésus. On le charge de chaînes et on le traîne en tumulte au prétoire du gouverneur Ponce-Pilate.

Les juges étaient encore dans la salle, prenant leurs dernières mesures, quand Judas apparut, tenant en main les trente pièces d’argent, prix de sa trahison. Son visage était pâle et bouleversé, son regard farouche, son âme en proie à la fureur d’un sombre désespoir? Que veut-il, ce misérable ? Vient-il applaudir à l’inique sentence qui voue son divin Maître à la mort? Vient-il grossir le cortège des barbares qui entraînent sa Victime, et ajouter à tant d’outrages, l’insulte de sa hideuse présence? Non! il s’approche du tribunal, et, d’une voix altérée : " J’ai péché en livrant le sang du Juste! "

Dominé jusque-là et aveuglé par son avarice, impatient de se défaire d’un Maître importun, dont l’œil trop clairvoyant avait pénétré les infamies de son âme, il n’avait pas compris encore tout l’horreur de son forfait. Ses yeux ne s’ouvrirent qu’à la nouvelle de la condamnation de Jésus. " Alors, dit saint Chrysostôme, son esprit fut traversé par un trait de cette sombre lumière qui éclaire l’abîme infernal et qui fait connaître la monstruosité du péché, sans en faire détester la malice. " Peut-être aussi, dans une rapide et accablante vision, se ravivèrent à son souvenir, les scènes les plus ineffables des trois années qu’il avait passées avec le Sauveur. Ce Bon Maître lui apparut, comme aux premiers jours, plein de grâce et de vérité. Il se rappela le charme céleste de son regard, la touchante beauté de ses traits, la douceur infinie de ses discours, l’éclat de ses miracles, sa compassion pour toute misère, sa paternelle tendresse, ses préférences divines pour ses apôtres, pour lui, Judas! ses délicates industries pour le faire rentrer en lui-même, et lui épargner le remords du crime qu’il allait commettre; il se rappela Gethsémani, et le dernier baiser, et les suprêmes paroles, empreintes de tant de miséricorde. Puis, se repliant sur lui-même : " Et c’est moi! moi qui l’ai trahi! moi qui l’aurai fait mourir! ce Juste, ce Saint, ce Père! moi son apôtre, moi son fils, je l’ai vendu! "

Tous ses souvenirs confondent son esprit, écrasent sa pensée. Son cœur est bourrelé de remords. Il a horreur de lui-même, il se considère comme le plus infâme scélérat que la terre ait porté, et, poussé par je ne sais qu’elle fatalité vengeresse, il s’en va lui-même publier son crime et son ignominie : " J’ai péché, en livrant le sang du Juste "

Les princes des prêtres avaient suborné un grand nombre de faux témoins, pour déposer contre Jésus; mais personne ne s’était présenté pour le soutenir. On l’avait condamné, et nulle voix ne s’était élevée pour protester contre cette criante iniquité. Pierre était là pourtant; mais au lieu de prendre sa défense, il l’avait renié par trois fois, tremblant devant une femme. Jean, le disciple de l’amour était là; mais tout entier à sa douleur, il n’avait plus de force que pour pleurer; il ne dit pas un mot en faveur de son Dieu! Cependant il fallait que l’injustice fût publiquement flétrie; il fallait que l’innocence du céleste Condamné fût hautement proclamée devant ce tribunal qui l’accusait de blasphème, devant cette foule qui le traînait dans la fange! Qui donc remplira cette courageuse mission? Qui osera se constituer le défenseur, l’avocat d’un abandonné, contre lequel se liguent toutes les puissance de la terre et de l’enfer? L’avocat de Jésus, ce sera Judas, le traître! Par un secret dessein de Dieu, c’est le même homme, qui a vendu son Sauveur et qui confesse, à la face du monde, ses adorables perfections. D’un seul mot, il fait éclater la sainteté de sa Victime, dévoile l’énormité de son forfait et accuse la haine perfide et sacrilège des Juifs : " J’ai péché, en livrant le sang du Juste! "

Mais, que peuvent les témoignages les plus irrécusables, les preuves les plus accablantes, sur des cœurs endurcis par le crime? Les juges, insultant à son immense désolation, répondent avec un dédain satanique et un brutal sang-froid : " Eh! que nous importe à nous, que Jésus soit innocent, et que tu sois coupable de nous l’avoir livré? C’est ton affaire! "

Alors, furieux et pleine de rage contre lui-même et contre ces juges pervers qui l’abandonnent et le méprisent, après l’avoir séduit, le traître jette à leurs pieds l’argent d’iniquité qui lui brûle les mains, se munit d’une corde et va se pendre.

Dès qu’il fut sorti, les lévites ramassèrent les pièces de monnaie, éparses sur les dalles du Temple; et, comme c’était le prix du sang et qu’elles ne pouvaient être versées dans le trésor sacré, on les employa à l’acquisition d’un terrain, appartenant à un potier, pour en faire le lieu de sépulture des étrangers. Ce lieu s’appelle encore aujourd’hui Haceldama : le Champ du Sang.

Ainsi donc, ô mon tendre Sauveur, ce malheureux apôtre est à jamais perdu pour vous! Il s’est repenti de son crime; mais il n’a pas cru à votre miséricorde. Il a réparé son scandale; mais il a désespéré de son pardon. il a restitué à vos ennemis l’argent sacrilège qu’il en avait reçu : mais il ne vous a pas rendu son cœur. Les remords qui le déchirent, ses larmes qui coulent à flots, les soupirs et les rugissements de son âme, ne font qu’ajouter à l’horreur de son péché. Sa pénitence vous outrage plus que son crime lui-même. " C’est un nouveau crime, dit saint Léon, ajouté à ses autres crimes, et le plus grand de tous. "

Car vous pouviez, ô Jésus, lui pardonner sa trahison; mais son désespoir désarme votre bonté!

O Dieu d’amour! Vous n’abandonnez donc et ne frappez que les âmes qui se défient de vous et refusent de vous demander grâce! Vos bras sont toujours ouverts aux pauvres pécheurs, si coupables soient-ils. Quand ils viennent se jeter dans votre sein, vous ne leur adressez d’autre reproche, que d’avoir trop longtemps douté de vos miséricordes. Oh! Que toutes les âmes égarées, que tous les enfants prodigues ne soient plus arrêtés par la multitude et l’énormité de leurs fautes, puisque c’est votre gloire, ô Père d’infinie tendresse, de pardonner beaucoup, pour être beaucoup aimé! Amen.

Chapitre

VII

La prétoire de Pilate

Voix des Prophètes

Pour moi, Dieu m’a établi Roi sur Sion, la sainte montagne, afin que j’annonce ses préceptes. Le Seigneur m’a dit : Vous êtes mon Fils, je vous ai engendré aujourd’hui. Demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour héritage, et j’étendrai votre possession jusqu’aux extrémités de la terre. (Ps. II, 6,7,8)

Voilà que nous montons à Jérusalem : le Fils de l’Homme y sera livré aux princes des prêtres et aux scribes, qui le condamneront à mort. Ils le livreront ensuite aux païens pour qu’ils se moquent de lui, qu’ils le flagellent et l’attachent en croix. Mais il ressuscitera le troisième jour. (Notre-Seigneur à S. Matth., XX., 17,18)

A peine l’inique sentence fut-elle rendue, que les juges du Temple dépêchèrent à Pilate, pour l’avertir qu’un grand coupable allait être traduit à son tribunal.

Pilate était un Romain distingué, de sens droit et profondément versé dans la science de la législation impériale. Mais l’ambition le dominait, et la crainte d’encourir la disgrâce du soupçonneux Tibère, lui arrachait parfois des sentences qu’il déplorait dans le secret de son âme.

Or, c’était la veille de la Pâque; les Juifs ne pouvaient franchir le seuil d’un païen sans contracter la souillure légale et se rendre indignes de participer à la solennité du soir et du lendemain. Les prêtres et les anciens prièrent donc le Gouverneur de sortir de son palais pour entendre leurs accusations.

Hypocrites! ils viennent de condamner, sans scrupule, leur Frère, le Juste, le Saint, le Fils de Dieu! le soir, ils mangeront l’agneau symbolique, tout couverts de son sang! et ils affectent de ne pas franchir le seuil d’un idolâtre, dans la crainte d’être impurs devant Dieu!

Cependant la foule s’agitait impatiente et affolée de haine, devant la galerie du palais. Pilate sortit bientôt, entouré de ses légionnaires et se dirigea vers le tribunal extérieur. Ce tribunal s’appelait, en hébreu : Gabbatha, à cause de son élévation, ou en grec : Lithostrotos, à raison du carrelage de marbre qui recouvrait le sol.

Au pied des degrés se tenait Jésus, les mains liées, la face tuméfié et meurtrie par les soufflets, la robe déchirée et couverte de fange. En dépit de cet appareil repoussant, il y avait dans son attitude une si touchante grandeur, on lisait tant de tristesse et de souffrance dans ces traits et néanmoins un calme si divin dans son regard, que Pilate ne put maîtriser un sentiment de compassion presque respectueuse pour cette grande infortune et s’intéressa vivement à sa cause. S’adressant donc aux Juifs, il leur dit avec une certaine brusquerie : " Quelle accusation produisez-vous contre cet homme? " " Si ce n’était pas un malfaiteur- répondirent-ils- nous ne vous l’aurions pas amené. "

Ils avaient espéré la ratification pure et simple de la sentence qu’ils avaient eux-mêmes rendue. La prétention de Pilate à connaître leurs griefs contre l’Accusé déconcertait leurs plans, en même temps qu’elle froissait leur orgueil. De là cette réponse irritée qu’ils font à sa demande.

Esprits méchants et pervers! - dit Bossuet ,- vous craignez l’examen de votre conduite et vous enveloppez votre réponse dans des détours vagues et obscurs . Que n’avez-vous en main ce que vous reprochez à votre Bienfaiteur. Que ne produisez-vous donc vos actes d’accusations? mais vous êtes impuissants à rien trouver, contre Celui que vous traitez si lâchement et avec tant d’ignominies. Ah! que ne dites-vous, pour le faire condamner, que celui qui l’a trahi n’a pu survivre à son remords! qu’il a traduit son désespoir par cette parole déchirante, au milieu du Temple : " J’ai péché, en livrant le sang du Juste! " qu’après avoir chercher partout des témoins contre lui, vous n’en avez pas trouvé! que Caïphe, pour arriver à une condamnation dès longtemps arrêtée, a été obligé de se faire tout à la fois juge, accusateur et témoin? La question du gouverneur est précise répondez-y donc avec quelque précision.

Mais, pris au dépourvu, ils ne peuvent articuler aucun crime et ne savent que dire : " Si ce n’était pas un malfaiteur, nous ne vous l’aurions pas amené. " " Puisque c’est un malfaiteur,- reprend Pilate,- chargez-vous en vous-mêmes, et jugez-le selon votre loi. "

Cette solution ne faisait pas le compte des Juifs. Leur pouvoir se bornait à imposer des peines temporaires; tout au plus pouvaient-ils condamner à la lapidation, et ils voulaient pour Jésus, le supplice le plus douloureux, le plus infamant, la mort sur la croix, réservée aux esclaves et aux plus vils criminels. C’est ce qu’ils font entendre clairement dans leur réplique : " Vous savez bien que nous n’avons plus le droit de mettre personne à mort. "

Ainsi s’accomplissait la parole de Jésus qui avait prédit qu’il serait crucifié de la main des Gentils.

Les Juifs se voyaient donc obligés, contre leur attente, à soutenir un procès régulier devant le Gouverneur. Or, les précédentes dépositions recueillies par leur tribunal, outre qu’elles étaient contradictoires et sans nulle valeur, relevaient essentiellement de la juridiction religieuse; elles ne pouvaient être produites devant un tribunal païen. Il fallait changer de manœuvre et articuler d’autres griefs. En désespoir de cause, on se rejeta sur une accusation politique. "  Nous l’avons trouvé,- dirent-ils, - qui pervertissait notre nation, défendant de payer le tribut à César et se disant le Christ, c’est-à-dire le Roi. "

Voilà trois chefs d’accusation que Pilate fut bien obligé de prendre au sérieux : - cet homme est un séditieux qui soulève le peuple contre l’empereur; - c’est un rebelle qui défend de payer l’impôt;- c’est un intriguant qui s’arroge le titre de roi. Laisser impuni ce triple crime, c’était s’exposer à une dénonciation extrêmement grave, auprès de César-Tibère, peut-être même jouer sa tête.

Toutefois, se défiant avec raison de témoignages qu’il savait inspirés, moins par le respect du gouvernement impérial que par l’esprit de secte et une haine passionnée, il ordonne à ses gardes d’introduire l’Accusé dans la salle du prétoire, afin d’entendre de sa bouche, ce qu’il avait à répondre pour sa justification.

Pilate s’étant assis, Jésus s’approcha et se tint debout devant lui. Le Saint des saints, le puissant Créateur des mondes, le Roi immortel des siècles, le Juge souverain de toutes les justices est debout, dans l’attitude humiliée d’un criminel, devant un païen! L’humble gouverneur d’une petite province, va juger le Juge des vivants et des morts! Le Dieu Très–Haut se résigne à subir un interrogatoire de son infime créature! Ô patience! ô humilité de Jésus! comme vous condamnez hautement les révoltes et les prétentions insensées de mon orgueil! Ô amour d’un Père! jusqu’où ne descendez-vous pas, pour sauver vos enfants et gagner leur amour!

Jésus continue de répondre à la première question, en indiquant au gouverneur la nature de sa royauté, et en lui montrant qu’elle ne saurait porter ombrage à l’autorité de César.

-" Mon royaume ne vient pas de ce monde. Si mon royaume venait de ce monde, est-ce que les miens ne combattraient pas, afin de m’arracher à la haine des Juifs? Mais, quant à présent, mon royaume ne vient pas de ce monde. "

-" Ainsi donc, tu es roi? " conclut Pilate

-" Oui, vous le dites , je suis Roi! Mon empire, c’est la vérité. Je gouverne les âmes, non par la contrainte, mais par la foi, l’espérance et l’amour. Je suis né et ne suis venu au monde que pour rendre témoignage à la vérité, et pour étendre son domaine dans les cœurs. Quiconque est du parti de la vérité, entend ma parole. "

Cette haute et majestueuse déclaration amène un sourire sur les lèvres de Pilate. La vérité! problème insoluble, autour duquel se sont vainement agitées une foule d’âmes inquiètes. La vérité! impénétrable

Mystère qui se dérobe aux regards les plus clairvoyants et qui, à tout bien prendre, n’est peut-être qu’un rêve insaisissable et un vain mot. Voilà donc à quel royaume se bornent les prétentions de cet infortuné qui est là, devant lui! Vraiment, il n’y a pas lieu de s’alarmer.

Pilate se lève, pleinement rassuré, et, tout en murmurant avec un sceptique dédain : " Qu’est-ce que la vérité? " il retourne à son tribunal extérieur.

Les Juifs attendaient avec une fiévreuse impatience l’issue de l’interrogatoire secret. A la vue de Pilate, ils se pressent au pied de la terrasse, pour entendre sa décision : " Je ne trouve absolument rien de criminel en cet homme, " leur dit-il.

Jésus l’avait suivi et se tenait près de lui, toujours debout, contemplant ces flots de peuple, d’un regard profondément triste.

Alors, pleins de dépit et de colère, les princes des prêtres et les anciens redoublent d’instances, pour obtenir sa condamnation. Ils inventent de plus noires calomnies, produisent de plus perfides témoignages et accumulent tant et de si étranges griefs que Pilate, ne sachant que dire et au comble de l’embarras, se tourne vers Jésus et l’invite à prendre lui-même sa défense.

" N’entends-tu pas, - lui dit-il, combien d’accusations ils vocifèrent contre toi! Est-ce que tu n’as rien à répondre? " Jésus laisse s’exhaler la rage de ses ennemis et ne dit pas un seul mot. Ce silence, ce calme, cette douce résignation, cette majesté sereine au milieu d’une semblable tempête d’invectives et de cris, ajoutent encore à l’anxiété et à l’étonnement du gouverneur. Il se sent de plus en plus porté à sauver Jésus, et il cherche par quel habile expédient il pourra le soustraire à la fureur des Juifs, quand il apprend que l’Accusé est originaire de la Galilée.

" Cet homme, dit un prêtre, soulève le peuple par la doctrine qu’il répand dans tout le pays, depuis la Galilée jusqu’à Jérusalem. "

Ce fut un trait de lumière. Hérode, le tétrarque de Galilée, se trouvait précisément à Jérusalem, pour les fêtes de la Pâque. Rien de plus légitime que de lui envoyer un accusé, relevant de sa juridiction. Pilate atteignait ainsi une double fin : d’abord il se déchargeait d’une affaire qui devenait extrêmement embarrassante; ensuite, comme il était en froid avec Hérode, il pensait que cet acte de déférence serait un premier pas vers la réconciliation. Du reste, la cause de Jésus lui paraissait si juste, qu’il ne doutait aucunement qu’Hérode le rendît à la liberté.

Mais non! Vous mourrez, ô mon adorable Sauveur; et c’est vous-même qui avez prononcé votre sentence, lorsque vous vous êtes proclamé le Roi et le Témoin de la Vérité. Le monde ne veut pas de votre vérité, car c’est une lumière qui révèle et flétrit ses vices et ses scandales. Tous ceux qui portent cette lumière lui sont odieux, et c’est pourquoi vous avez prophétisé que le disciple ne serait pas mieux traité que le Maître.

O Dieu de vérité! Victime de la haine des impies et de l’insultante compassion des indifférents, faites que vos disciples ne trahissent jamais leur mission glorieuse et crucifiante! Qu’ils proclament hautement votre vérité par l’innocence de leur vie, par la douceur de leur charité, par le courage et les saintes hardiesses de leur parole! Et, si le monde leur ferme la bouche par ses railleries ineptes ou sa méprisante pitié; si le témoignage qu’ils rendent à la vérité déchaîne contre eux les rages de la haine et les fureurs de la persécution, ô Jésus, faites qu’alors ils imitent votre divin silence, et qu’ils goûtent, dans la paix du cœur, la joie de souffrir comme vous, avec vous et pour vous. Amen.  

Chapitre

VIII

La cour d’Hérode

Voix des Prophètes

Pourquoi les nations se sont-elles soulevées avec fureur, et pourquoi les peuples ont-ils ourdi de vains complots? Les rois de la terre se sont assemblés et les princes ont fait alliance contre le Seigneur et contre son Christ. (Ps. II, 1,2)

Les insensés eux-mêmes me tournaient en dérision, et lorsque je les eus quittés, leurs langues me déchirèrent ( Job, XIX,18)

Ceux qui voulaient me perdre, tenaient des discours futiles et menteurs, ne cherchant qu’à me faire tomber dans leurs pièges. Pour moi, je semblais être sourd et ne rien entendre, et je gardais le silence comme un muet. J’étais comme un homme qui n’entend point ou qui n’a dans la bouche aucune réplique (Ps. XXXVII, 13,14,15)

La distance à parcourir pour arriver au palais d’Hérode, n’était guère que d’une centaine de pas. Dès que le gouverneur eut rendu sa décision, l’ignoble valetaille se rua sur le divin Prisonnier, et, après l’avoir de nouveau garrotté, elle l’entraîna rapidement à travers les flots toujours grossissants du peuple. Cette foule, composée de Jérosolymitains et d’étrangers venus pour les fêtes pascales, assistait stupéfaite au déshonneur et à l’infamie de l’Homme bon et puissant, qu’elle avait béni jusqu’alors comme l’Envoyé du Ciel. Durant le trajet, les princes des prêtres furieux de la défiance que Pilate leur avait témoignée et de la corvée inattendue qu’il leur imposait, déchargèrent toute leur rage sur l’adorable Victime.

Hérode, averti de son arrivée, s’était empressée de se rendre à la salle des jugements. Il était assis sur son trône, entouré de ses gardes et de tous les grands de sa cour. Il jouissait, dans son orgueil, à la pensée que Pilate, le représentant de l’empereur, déférait à son tribunal une cause de cette importance. Depuis longtemps, d’ailleurs, il avait désiré voir ce Jésus, dont la doctrine et les miracles faisaient tant de bruit parmi les Juifs; non qu’il voulût se rendre compte du caractère de sa mission : son âme blasée n’avait plus de foi qu’au crime et à la volupté; mais il était curieux d’entendre cette parole originale qu’on disait si puissante sur les masses, d’assister à quelqu’un de ces prodiges qui déconcertaient la sagacité des plus illustres docteurs. Peut-être même se flattait-il en secret que, plus habile, il ferait tomber le prestige de ces étonnants discours et démasquerait la supercherie de ces prétendus miracles. N’avait-il pas à justifier le titre de renard dont le Sauveur l’avait publiquement flétri?

Ce prince dissolu roulait ces pensées dans son esprit, quand le Fils de Dieu parut sur le seuil du palais. A l’aspect de ses vêtements sordides, de son visage meurtri et souillé de boue, de sang et de crachats, Hérode éprouva d’abords un mouvement de profond dégoût, mêlé de quelque pitié. Mais bientôt, surmontant sa répugnance, il l’interrogea et le pressa de question sur son origine, son enseignement, les merveilles qu’on racontait de lui, la mission qu’il s’attribuait, les motifs de la haine acharnée dont les Pharisiens le poursuivaient et sur une foule d’autres sujets. Il passait ainsi d’une demande à l’autre, insistant pour obtenir une réponse : tantôt assurant le Sauveur de ses bonnes dispositions et lui promettant la liberté, tantôt cédant à la colère et le menaçant de mort.

Tandis qu’il parlait, Jésus le regardait en silence. Il ne lui fit entendre aucun reproche : il ne lui rappela ni la captivité de Jean-Baptiste, ni la mort du saint Précurseur, accordée au désir d’une courtisane, ni ses adultères et ses incestes, ni les débauches et les sanglantes cruautés de toute sa vie. Jésus se contenta de le regarder avec un mépris divin; il ne daigna pas une seule fois ouvrir la bouche. Aucun des juges ou des bourreaux qui concoururent à la Passion, ne se mit plus en frais dans ses interrogatoires; Hérode est le seul à qui Jésus n’ait rien dit! Il avait parlé à Judas, aux grands- prêtres Anne et Caïphe, au valet qui le souffletait; il avait parlé au païen Pilate… il laisse tomber toutes les paroles, toutes les accusations, toutes les promesses, toutes les menaces, toutes les insultes, toutes les railleries d’Hérode, il n’en relève aucune. Il le regarde… et il se tait!

La voix immaculée du Dieu de pureté pouvait-elle s’élever dans cette cour immonde, témoin des plus infâmes désordres? Le scélérat qui avait persécuté la vérité jusqu’à la noyer dans le sang du plus grand des prophètes, méritait-il de l’entendre de la bouche de l’Homme-Dieu! Le dernier châtiment d’une coupable, c’est le silence et le mépris de Dieu; le tyran sacrilège et dissolu n’avait-il pas cent fois mérité ces rigueurs de l’infinie Justice?

Cependant les princes du sacerdoce et les scribes entouraient le trône d’Hérode, multipliant les plus invraisemblables calomnies et se répandant en perfides insinuations pour arracher à ce prince la sentence si ardemment convoitée. Hérode, outré de dépit, fut plus d’une fois sur le point de céder aux fureurs sectaires de ces forcenés. Mais il n’osait plus affronter les secrètes tortures et les remords affreux que lui avait causés le meurtre de Jean-Baptiste. Et puis, ce regard étrange, fixe, pénétrant qui plongeait dans les replis cachés de sa conscience, le troublait et le fascinait. Une terreur inquiète envahissait peu à peu tout son être. Plus il considérait cet homme extraordinaire, dont le sort était entre ses mains, plus il sentait qu’il y avait là plus qu’un homme; et, instinctivement, il redoutait d’engager son nom dans une cause qui lui paraissait pleine des plus graves et des plus mystérieuses conséquences. Pour rien au monde, il ne voulait assumer une responsabilité, que le gouverneur romain avait lui-même très prudemment déclinée.

D’un autre côté, il ne pouvait laisser impuni, l’outrage public fait à son autorité par le dédaigneux silence du prévenu. En outre, pour se ménager la faveur de la synagogue, il lui fallait, dans une certaine mesure, donner satisfaction aux exigences passionnées de ses délégués. Il prit donc le parti, comprimant son ressentiment et ses craintes, de traiter Notre-Seigneur comme un halluciné, une sorte d’ambitieux rêveur, incapable même de soutenir ses chimériques prétentions en face d’esprits sérieux et éclairés.

En conséquence, il le fit affubler de la longue tunique blanche, réservée aux insensés; et, après quelques plaisanteries grossières, échangées avec ses courtisans, sur les titres de Roi, de Christ, de Fils de David, et de Fils de Dieu que Jésus s’arrogeait, il descendit les marches de son trône et ordonna qu’on le reconduisit au gouverneur, comme un pauvre fou, dont il n’y avait pas lieu de tant s’inquiéter.

O Jésus! Verbe du Dieu Très-Haut, Sagesse infinie du Père, Maître et Docteur des anges et des hommes, vraie Lumière qui éclairez toute âme venant en ce monde, je vous adore sous ses livrées d’ignominie, dont vous a revêtu le plus barbare, le plus insensé et le plus abject des tyrans! C’est pour abattre l’insupportable orgueil de nos pensées, c’est pour confondre solennellement la prétendue sagesse de notre raison, et réprouver les vaines habiletés de notre prudence de mort, que vous avez voulu descendre à ce degré inouï d’humiliation et d’opprobre! Donnez donc à mon âme, Seigneur, de goûter cette grande et amère leçon! Dissipez, ô radieux Soleil de vérité, les nuages de révolte dont le prince de l’abîme essaie parfois d’obscurcir mon esprit! Et faites-moi bien comprendre que la vraie et infaillible sagesse est celle que l’on puise dans la folie de votre croix! Amen  

Chapitre

IX

Barabbas

A qui m’avez-vous assimilé? A qui m’avez-vous comparé? A qui m’avez-vous égalé? Rappelez-vous donc qui je suis, et soyez remplis de confusion! O vous qui m’avez outragé, revenez à votre cœur, et reconnaissez que je suis Dieu et qu’il n’y a pas d’autre Dieu que moi. (Is. XLVI, 5,8,9)

Les prêtres n’ont point dit : "  Où est le Seigneur? " Les dépositaires de la loi ne m’ont point connu, et les pasteurs de mon peuple se sont insurgés contre moi! Mon peuple a commis deux crimes. Il m’a rejeté, moi, la source d’eau vive et il s’est creusé des citernes, ouvertes de toutes parts et incapables de conserver leurs eaux. ( Jer, II, 8,13)

La matinée s’écoulait trop rapide, au gré des ennemis de Jésus. L’heure des sacrifices ne devait pas tarder à les appeler au Temple et chaque moment perdu était une chance de succès qui leur échappait. Ils comprenaient trop bien en effet, que si la cause de leur Victime était remise après les fêtes pascales, ils ne pourraient plus compter sur l’effervescence des passions aveuglées, et que toutes leurs imputations calomnieuses tomberaient d’elles-mêmes devant le bon sens et les souvenirs du peuple. Leur acharnement s’aiguisait de ces craintes, inspirées par tant de délais et d’obstacles qui menaçaient de tout compromettre. Aussi, l’auguste Captif eut à souffrir, du palais d’Hérode à celui de Pilate, d'un redoublement de colère et de barbarie.

Le gouverneur avait donc échoué dans son dessein. Son astucieux rival avait deviné ses embarras, et, en homme habile, il avait évité le piège qui lui était tendu.

Malgré son extrême répugnance, Pilate remonte à son tribunal et, réunissant autour de lui les princes des prêtres et les anciens du peuple, il leur dit : " Vous m’avez amené cet homme comme un rebelle; vous l’avez accusé de fomenter la révolte parmi votre nation. Je l’ai interrogé devant vous, et je ne le trouve nullement coupable des crimes que vous lui imputez. Hérode non plus, car je vous ai renvoyés à ce prince, qui n’a intenté contre lui aucune action capitale. Je vais donc le faire punir, et je lui rendrai sa liberté. "

Lâche gouverneur! Tu vas le faire punir? Mais à l’instant, tu viens de proclamer son innocence! Même le sanguinaire et fourbe Hérode lui-même n’a pu le convaincre de crime! Tu vas le faire punir! Et pourquoi? parce qu’il est calomnié? Parce que sa vertu est une accusation contre les vices et l’hypocrisie de ses calomniateurs? Est-ce un magistrat qui parle? Est-ce un juge renommé pour sa droiture d’âme et ses connaissances juridiques? En vérité une pareille sentence n’est-elle pas le comble de la déraison et de l’injustice?

Pour vous, ô Jésus, vous vous taisez encore et vous ne relevez point l’inconséquence de ce stupide arrêt, car vous voulez être le modèle et la force de vos disciples, au jour de la persécution. Oui! On reconnaîtra leur innocence, on vantera leurs bienfaits, on n’aura pas assez d’éloges pour leurs vertus; et néanmoins, les habiles du monde, les politiques prudents croiront faire preuve de haute sagesse, en prononçant leur condamnation! Ils diront comme Pilate, qu’ils ont eu la main forcée, qu’il n’était pas d’autre moyen de désarmer la fureur des méchants, qu’il fallait bien leur accorder quelque satisfaction, que sais-je? N’oseront-ils pas prétendre que leurs iniques décrets ne tendaient qu’à mettre leurs victimes à l’abri de plus grands malheurs!

Mais toutes les concessions, tous les honteux compromis arrachée à la faiblesse du pouvoir, ne servent qu’à enhardir les prétentions de la haine et de l’impiété : témoin, la recrudescence de rage provoquée au sein de la tribu sacerdotale, par les étranges paroles de Pilate.

Comme il cherchait un expédient plus heureux, les députés du peuple s’approchèrent de son tribunal pour lui demander l’élargissement d’un prisonnier. C’était la coutume chez les Juifs, de faire grâce à un condamné, la veille de la Pâque, en souvenir de la délivrance de leurs pères de la servitude d’Égypte. Les gouverneurs païens eux-mêmes respectaient cet usage et Pilate s’était toujours empressé d’y faire droit.

Or, il y avait à ce moment, dans les geôles de la ville, un malfaiteur fameux, nommé Barabbas, coupable de vol, de sédition et de meurtre, et qui devait, sous peu de jours, subir la peine de ses crimes.

Cette circonstances parut au gouverneur des plus favorables à la cause de son Protégé. Il fit donc mander Barabbas en toute hâte, et, sans prendre garde qu’il infligeait à Jésus le dernier des outrages, il mit côte à côte cet infâme criminel et le Saint des saints : " Qui voulez-vous que je vous délivre, dit-il, Barabbas ou le Roi des Juifs? Prononcez vous-mêmes, lequel choisissiez-vous? "

A ses yeux, l’hésitation n’était pas possible. Le peuple qui n’avait aucun motif de haine contre Jésus serait plus juste, ou du moins plus miséricordieux que les prêtres qui le lui avaient livré par envie. Cet incident fortuit allait donc terminer cette malheureuse affaire au mieux de ses désirs.

Les députés du peuple ne surent d’abord que répondre. Ils ne s’attendaient pas à voir Jésus cet homme d’une si éclatante vertu, dont le seul tort était de déplaire aux Pharisiens, mis en parallèle avec un scélérat, convaincu de tous les crimes.

Ils se concertaient entre eux, quand le gouverneur reçut un message de sa femme, qui le conjurait de ne pas se compromettre vis-à-vis de ce Juste, " car – lui écrivait-elle – j’ai été étrangement tourmentée en songe, à cause de lui. " Sans doute, elle avait quelquefois rencontré le Sauveur évangélisant les foules et sa pure et douce physionomie l’avait frappée. Elle n’était pas non plus sans avoir entendu parler de ses nombreux miracles, de sa compassion pour les malheureux et de ses sublimes enseignements. Et puis, n’était-elle pas guidée par cet instinct divinatoire qu’ont les épouses et les mères sur ceux qu’elles aiment, et n’essayait-elle pas de conjurer les malheurs qu’une injuste condamnation ferait tomber sur la tête de son mari? D’après la tradition cette femme s’appelait Claudia Procula. Quand elle vit ses alarmes réalisées, elle embrassa l’Évangile du divin Crucifié et devint une fervente chrétienne.

Les Pharisiens avaient profité, avec un zèle satanique, de la diversion imposée à Pilate, par la lecture du message de son épouse et par la réponse rassurante qu’il dut y faire. Les uns s’étaient abouchés avec les députés du peuple; d’autres s’étaient répandus parmi la foule, infectant tous les esprits du perfide venin de leur haine : " Barabbas, disaient-ils, n’a ôté la vie qu’à deux ou trois personnes, tandis que Jésus voudrait perdre la nation entière. Ce Nazaréen est le plus grand impie que la terre ait porté; c’est le suppôt de Satan, qui lui a communiqué sa puissance infernale : voilà tout le secret de ces prodiges qui ont séduit les simples et les crédules. Débarrassez-vous donc, au plus tôt de ce magicien sacrilège, scandale de tout le pays, débarrassez-vous de cet agitateur frénétique, dont les menées révolutionnaires ne manqueraient pas d’attirer sur nous tous une sanglante répression. Il faut qu’il meure! La gloire de Dieu, l’honneur de la Religion, le salut du peuple Juif y sont souverainement intéressés. "

Et ce peuple que Jésus avait tant aimé, dont il avait guéri les malades et ressuscité les morts; ce peuple qu’il avait nourri miraculeusement au désert; ce peuple qui, dans un élan d’enthousiaste reconnaissance, avait voulu couronner son front du diadème royal; qui l’avait accueilli, quelques jours auparavant avec une joie délirante et lui avait spontanément décerné les honneurs du plus beau triomphe; ce peuple ingrat et léger oublie tout en un instant. On dirait qu’il a honte d’avoir pu aimer et bénir cet Accusé, qu’il voit aujourd’hui couvert d’opprobre.

Aussi lorsque Pilate reprend sa question : "  Lequel des deux voulez-vous que je vous délivre? " Ce n’est plus qu’un cri dans la foule : " Débarrassez-nous de celui-ci, rendez-nous Barabbas! "

Enfin! les prêtres et les scribes triomphaient! ces abominables calomniateurs jouissaient de l’abus le plus odieux qu’ils aient pu faire de leurs titres de juges d’Israël, de sacrificateurs du Dieu vivant, de défenseurs nés de la vérité, de la justice et de la Religion. Ils avaient mis trois années à combattre la puissante influence de Jésus; toutes leurs tentatives avaient échoué devant l’admiration et l’irrésistible attachement des foules pour le Maître persécuté. Et voilà qu’au moment décisif, contre toute attente, ce peuple qui leur avait toujours échappé les croit sur parole et enchérit sur leur haine, comme s’il voulait se faire pardonner ses entraînements passés.

Cette réponse unanime, ces cris féroces déconcertaient Pilate et le jetaient dans les plus grandes angoisses : " Eh! que voulez-vous, - reprend-il, que je fasse du roi des Juifs appelé le Christ? " Tous s’écrient : " Crucifiez-le! crucifiez-le! " Alors, d’une voix où se révélaient l’indignation et le dépit : " Mais quel mal a-t-il donc fait? Je ne vois rien en lui qui mérite la mort! "

Des clameurs sauvages lui répondent : " Crucifiez-le! crucifiez-le! " Et les cris devenaient de plus en plus menaçants. Pilate à bout de résistance, revient à sa première idée et dit enfin : " Je vais le faire flageller et je le relâcherai ensuite. "

Il ne sut pas comprendre que cette demi-mesure manifestait son extrême faiblesse et le mettait à la merci d’adversaires plus résolus que lui.

O mon Seigneur Jésus, vos lèvres demeuraient silencieuses, pendant que le peuple réclamait tumultueusement votre mort; mais de votre Cœur montait vers le ciel un cri plus puissant que la voix de vos ennemis : " Oui, mon Père! – disiez-vous, - que votre Fils soit crucifié! Pardonnez à l’Humanité pécheresse; faites tomber les liens qui l’asservissent à l’enfer; sauvez-la de la mort éternelle! Délivrez Barabbas! Le révolté contre votre loi, le ravisseur de votre gloire, le meurtrier de son âme, et laissez-moi mourir! afin que le coupable, régénéré dans mon sang, recouvre avec la vie divine, la liberté de son innocence, la beauté de votre grâce et ses titres premiers au céleste héritage promis à vos enfants ! Amen.

Chapitre

X

La flagellation

Voix des Prophètes

Je suis prêt à subir la flagellation et mon supplice est sans cesse devant mes yeux. ( Ps. XXXVII, 18)

Les pécheurs ont frappé sur mes épaules comme sur une enclume; ils ont prolongé leur iniquité. (Ps. CXXVIII,3)

Ils se sont réjouis de mes malheurs et leurs coups sont tombés sur moi. ( Ps, XXXIV, 15)

Ils ont persécuté, ô mon Dieu, Celui que vous avez frappé, et ils ont ajouté de nouvelles douleurs aux douleurs de mes plaies. (Ps. LXVIII,27)

Depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête, il n’y a rien de sain en lui. Ce n’est par tous ses membres que blessure, contusion, plaie enflammée, que personne n’a voulu bander et qu’on n’a point adoucie avec l’huile. (Is, 1,6)

Pilate, en condamnant le Sauveur au supplice de la flagellation, espérait attendrir les Juifs par le spectacle des souffrances et des opprobres de l’Auguste Victime. Il ne pouvait croire qu’ils persévéreraient dans leur barbare dessein contre un innocent couvert de plaie, déshonoré par les derniers outrages et n’ayant plus qu’un souffle de vie.

Pour mieux atteindre son but, il ordonna aux tortionnaires de traiter l’Accusé avec une extrême rigueur. Ses instructions furent cruellement exécutées.

Ces tigres altérés de sang se jettent sur leur proie avec des rugissements de féroce plaisir. Ils l’entraînent précipitamment à travers les flots houleux de la foule. Chemin faisant, ils lui arrachent le manteau dérisoire que les valets d’Hérode avaient jeté sur ses épaules; puis, arrivés à la colonne de la flagellation, ils le dépouillent de ses autres vêtements. Et voilà que les membres adorables de Jésus, miracle de candeur et d’innocence, formée du sang virginal de l’Immaculée Marie, sont exposés aux regards lubriques et aux obscènes dérisions d’une populace infecte! Le Dieu de pureté infinie, que les Anges contemplent dans sa gloire avec de saints tressaillements, n’est plus couvert, par tout son Être , que d’une confusion immense!

Alors, de ses yeux baissés coulent des larmes abondantes, et, du sein de sa honte, il conjure son Père d’agréer cette grande expiation de toutes les licences criminelles, de tous les plaisirs réprouvés, de toutes les voluptés coupables qui profanent les corps et souillent les âmes des hommes qu’il vient racheter.

La flagellation était un supplice infamant et cruel. Elle était infligée aux esclaves et aux gens de bas étage qui avaient été condamnés à la croix. On dépouillait le patient de ses habits et on le forçait à se tenir le dos à demi courbé, en liant ses mains et ses pieds à deux anneaux de fer, scellés à une colonne. Dans cette posture, quatre bourreaux ou tortionnaires le frappaient avec des verges plombées ou des lanières de cuir, hérissées de pointes et de crochets. Ils devaient s’arrêter au quarantième coup : c’était tout ce qu’un homme pouvait souffrir. Encore n’était-il pas rare que le coupable succombât avant la fin de sa peine.

Jésus est donc attaché à la colonne du supplice! Sans perdre de temps deux bourreaux commencent l’horrible besogne.

Les verges s’élèvent et retombent avec d’affreux sifflements. Dès les premiers coups, la chair, virginale et délicate de l’Homme-Dieu prend une teinte livide et violacée, puis elle se tuméfie, se meurtrit, se déchire, s’entrouvre, le sang jaillit avec impétuosité des plaies béantes qui sillonnent tous ses membres. Le Fils de Dieu frémit et se tord comme un ver, sous les coups de ces misérables! La violence de la douleur lui arrache parfois de faibles gémissements : on dirait de plaintives prières sollicitant un peu de compassion. Loin d’en être attendris, les Pharisiens se repaissent des convulsions de son martyre, ils répondent à ses plaintes par d’exécrables sarcasmes et des ricanements sataniques; ils applaudissent à la vigueur des coups qui tombent comme la grêle et font voler en lambeaux les chairs lacérées et pantelantes du Supplicié divin.

La durée légale de la peine est passée depuis longtemps. D’autres bourreaux ont succédé aux premiers; ils frappent… ils frappent toujours! Les plaies se forment sur les plaies, les blessures se creusent dans les blessures, tous les muscles sont rompus, toutes les veines brisées. De la plante des pieds au sommet de la tête, le corps de l’Agneau Sauveur n’est plus qu’une masse informe de chairs saignantes, broyées, labourées de profondes déchirures qui laissent voir à nu tous ses os! Les monstres voudraient frapper encore; mais ils n’en peuvent plus! Les verges, à moitié brisées, leur tombent des mains, et l’un deux ayant coupé les cordes qui retiennent Jésus à la colonne, l’adorable Victime tombe sur le sol baignée dans son sang.

Notre-Seigneur Jésus-Christ demeura quelque temps, ainsi étendu sous les regards farouches des Pharisiens, qui se délectaient à ce spectacle, du populaire ignoble que la vue du sang enivre, des désœuvrés, venus là en curieux et qui manifestaient hautement leur dégoût. Les soldats, ennuyés à la fin de voir leur faction se prolonger, le poussèrent du pied, comme un vil animal, pour le contraindre à se relever. Ramassant alors tout ce qui lui restait de forces, il se traîna, dans sa nudité sanglante, jusqu’à ses vêtements, dont il se couvrit comme il put, avec des souffrances inouïes. Personne ne s’approcha pour l’aider : tant les âmes étaient pleines de mépris et de dureté, pour Celui qui nous aimait jusqu’à cet excès de douleurs!

Sang précieux qui rougissez la colonne et qui coulez à large flots sur les dalles de la place d’exécution, vous criez vers Dieu avec infiniment plus de force que le sang d’Abel. Mais ce n’est plus la vengeance que votre voix réclame, c’est la grâce du repentir et du pardon qu’elle appelle sur tous les cœurs coupables!

Sang divin, lambeaux sacrés du corps de mon Sauveur, que des barbares sacrilèges foulent aux pieds, je vous recueille avec une vénération filiale et désolée; je vous offre avec mes larmes à l’infinie Justice; en réparation des ingratitudes et des outrages, des blasphèmes et des sacrilèges des hommes à votre égard.

O mon Seigneur et mon Père, agréez en même temps cette offrande comme dédommagement de mes lâchetés, de mes faiblesses et de mes négligences dans l’observation des lois que m’impose votre amour.

Faites enfin, ô mon Dieu rompu de coups, que le souvenir du cruel mystère de votre flagellation ranime la ferveur de ma piété , et que toujours mon âme au milieu de cette privation de la sainte Eucharistie, entende votre voix lui dire : " Ceci est mon corps qui sera brisé pour vous " Amen

Chapitre

XI

La couronne d’épines

Voix des prophètes

C’est pour votre gloire, Seigneur, que j’ai souffert tant d’opprobres, et que mon visage a été couvert de confusion. ( Ps, LXVIII, 8)

Ils ont ouvert la bouche contre moi en me couvrant d’outrages. Ils m’ont frappé sur la joue et ils se sont rassasiés de mes souffrances. Dieu m’a tenu sous la puissance de l’injustice, il m’a livré aux mains des impies. Moi, si glorieux jadis et si fort, j’ai été broyé tout d’un coup. Le Seigneur m’a fait plier la tête, il m’a brisé, il m’a déchiré, il m’a fait plaie sur plaie. Mon visage s’est tuméfié à force de pleuré, et mes paupières se sont voilées de ténèbres. J’ai souffert tout cela, sans que ma main fût souillée par l’iniquité, alors que j’offrais à Dieu de saintes prières. O terre, ne bois pas mon sang, et que mes cris ne soient point étouffés dans tes entrailles! ( Job, XVI, 11-19)

Jésus s’était péniblement relevé, il avait repris ses vêtements, et, s’appuyant de ses deux mains à la colonne de la flagellation, il attendait, résigné, les nouvelles tortures, les nouveaux opprobres qu’il plairait au barbare caprice de ses ennemis de lui faire subir. Son attente ne fut pas longue. Les soldats romains détestaient le peuple Juif, plus qu’aucun autre peuple. En outre, ils avaient hérité de leurs pères d’une haine profonde et d’un souverain mépris pour l’institution de la royauté.

Or, Jésus était accusé d’ambitionner la couronne royale. Lui-même s’était déclaré Roi devant le gouverneur, et celui-ci venait de le proclamer ironiquement, du haut de son tribunal : Roi des Juifs.

Une occasion superbe de manifester leurs antipathies nationales et traditionnelles se présentait aux légionnaires de César. Ils s’empressèrent de la saisir. Et, pour que le divertissement fût complet, ils y invitèrent toute la cohorte dont l’effectif s’élevait à six cents hommes.

Avec une pompe railleuse, ces nombreux soldats viennent se ranger tout autour de l’adorable Victime qui les regardait, de ses yeux mourants, avec une expression de douleur et de prière, capable d’attendrir des cœurs de tigres. Au commandement de marche, ils se dirigent vers la cour des gardes, attenante au prétoire de Pilate. Mais, Jésus, toujours appuyé à la colonne, ne pouvait faire un pas : quelques-uns le saisissent par les bras , d’autres le poussent par derrière et c’est ainsi qu’il est traîné vers le théâtre de son nouveau supplice.

" Certainement, tu es un grand roi, lui disaient, chemin faisant, les soldats qui l’entouraient. Mais, tu n’as pu encore te procurer les insignes de ta dignité. Nous voulons nous-mêmes te les offrir et t’en décorer, au nom du Sénat et du peuple romain. "

" Venez donc, criaient-ils aux Juifs, accourez tous pour acclamer avec nous, l’avènement de votre glorieux et puissant monarque! "

A l’entrée de la cour, ils arrachent au sauveur sa robe sanglante qui s’était collée à ses plaies, et, par cet acte de cruauté sauvage, ils lui renouvellent en un instant toutes les douleurs de la flagellation. Avisant ensuite une vieille chlamyde, ou manteau rouge de légionnaire, ils la jettent sur ses épaules brisées, en guise de pourpre royale. A l’angle de la cour gisait un tronçon de colonne, haut de quelques pieds, ils le roulent jusqu’à Jésus et l’y font brutalement asseoir, comme sur un trône.

Chacune des cérémonies de cette investiture burlesque était bruyamment applaudie de tous les soldats, qui jouissaient à la fois de la confusion du Sauveur et du dépit des Juifs.

Mais, où trouvera-t-on le diadème et le sceptre, ces deux marques distinctives de la souveraineté? Des rameaux flexibles hérissés de longues épines, sont arrachés aux massifs des jardins de Pilate et tressés en couronne : voilà le diadème! Le sceptre sera un roseau, cueilli sur les bords de l’étang voisin.

Un soldat prend cette horrible couronne et la pose avec une gravité moqueuse sur le front du Fils de Dieu. En essayant de la fixer, il se blesse les mains. Alors, plein de colère, il saisit le roseau et frappe, tant qu’il peut, sur la tête sacrée de Jésus : les épines s’enfoncent dans le tissu délicat qui recouvre le crâne, transpercent le front, sortent par les yeux, les oreilles et les tempes; le sang ruisselle à flots pressés, baigne sa chevelure, sa barbe, son visage, ses épaules et se répand sur sa chlamyde. La douleur est tellement aiguë, que la sainte Victime ne peut retenir un gémissement.

Les valets du démon y répondent par des éclats de rire et d’affreux sarcasmes : " Pourquoi te plaindre? lui disent-ils. N’es-tu pas heureux et fier de posséder enfin ce trône et cette couronne, que tu rêves depuis si longtemps? Vraiment la pourpre royale te sied à merveille et tu portes ton sceptre avec une majesté qui impose. Mais, de grâce, ne parais donc pas si triste. Montre-toi bon prince et souris à tes sujets. Est-ce que déjà le poids du gouvernement t’écrase? Ah! tu attends nos hommages , sans doute. C’est trop juste! Eh bien! tu vas être satisfait. Nous irons même au delà de tes désirs!

Sur ces insolentes paroles, ils s’avancent en se moquant, aux pieds du Roi des roi, et, fléchissant le genou : " Salut! Roi des Juifs! " disent-ils Comme la tête de Jésus, épuisée de sang, retombait sur sa poitrine, ils lui prennent le roseau des mains et le frappent en plein visage : " Mais lève donc les yeux! – crient-ils. Accorde-nous au moins un regard! "

La scène devient bientôt affreusement tumultueuse, et c’est au milieu d’une confusion infernal, où l’on n’entend plus qu’imprécations horribles, rires et blasphèmes de démons, qu’ils renversent le Sauveur de son siège de marbre, le relèvent avec dureté, soufflettent sa face adorable, le couvrent de crachats et, ramassant le roseau tombé, en assènent des coups violents sur les épines de sa couronne.

Et Jésus pleurait! Le sang ne cessait de couler sur ses membres déchirés et livides, une soif brûlante dévorait sa poitrine, il était tout tremblant de fièvre et de faiblesse… et il pleurait! Dans les rares instants de répit que lui laissaient ses bourreaux, son âme s’entretenait avec son Père, il lui disait : " Père! est-ce assez pour votre gloire et le salut des âmes? " " Non, mon Fils, pas encore! " Alors, le Supplicié divin répétait, comme à Gethsémani : " Ce que vous voulez, ô mon Père! Non pas ce que je veux! "

O souverain Monarque de la terre et des Cieux, je me prosterne à vos genoux, l’âme débordante de douleur et les yeux pleins de larmes. Je vous proclame et je vous salue, non seulement comme Roi de ces Juifs ingrats qui ne répondent à l’excès de votre amour que par l’excès de la haine, non seulement comme le Roi de ces soldats féroces, qui vous abreuvent des flots les plus amères de la honte et de la souffrance; mais je vous adore comme l’unique Roi de mon âme.

A vous mon cœur, que vous avez façonné de vos mains déchirées; à vous mon esprit que vous avez illuminé des sublimes enseignements de votre Passion; à vous ma volonté que vous avez dirigée et affermie par les douloureux exemples de votre divine vertu; à vous mon corps que vous avez purifié et consacré par le sang de toutes vos plaies; à vous ma vie que vous avez conquise par vos supplices et votre mort.

Et vous Anges du ciel, ne viendrez-vous pas unir vos hommages aux miens et adorer votre Roi sous ces haillons sanglants? Ah! vous auriez voulu, durant cette scène d’enfer, couvrir de vos ailes ses membres divins et les abriter contre les coups de ses meurtriers, laver de vos larmes brûlantes les traits bénis de sa face défigurée, étouffer du cris de vos lamentations les cris de la raillerie et du blasphème! Reconnaissez donc et saluez, dans ce prodigieux anéantissement, le Dieu trois fois saint, le Seigneur des armées dont vous chantez éternellement la gloire et la puissance dans la cité des élus!

Venez aussi, généreuse et vaillante phalange des martyrs, qui, dans l’enthousiasme de l’amour avez revêtu la pourpre triomphale de votre Dieu sous le tranchant de l’épée, au sein des flammes et sur l’arène des amphithéâtres.

Venez, sainte Église de la terre. Vous portez au front le glorieux et cruel diadème de votre sanglant Époux. Votre sceptre est, comme celui de Jésus, un roseau brisé, dont se moquent les sages et les puissants du monde. Hélas! faudra-t-il qu’il se change pour ces rebelles, en impitoyable verge de fer! Permettrez-vous qu’ils se damnent, ô mon Dieu, tous ces chrétiens infidèles, que vous avez si laborieusement racheté? O Jésus, par vos infinies douleurs, convertissez-les! Sauvez-les et sauvez-moi, afin que tous, au ciel, nous entourions votre trône en chantant le divin cantique des louanges réparatrices : "Au Roi immortel des siècles, au Dieu qui ne s’est révélé qu’aux âmes pures et croyantes, salut, honneur et bénédiction, dans l’éternité des éternités! " Amen.

Chapitre

XII

Ecce Homo

Voix des Prophètes

Pour moi, je suis un ver de terre et non un homme, l’opprobre du monde et l’abjection du peuple. (Ps, XXI,7)

Il s’élèvera comme un faible arbrisseau devant le Seigneur et comme un chétif rejeton qui sort d’une terre aride. Il est sans beauté, sans éclat. Nous l’avons vu, il n’avait aucune apparence et nous l’avons méconnu. Il semblait le plus méprisable et le dernier des hommes, un homme voué à la souffrance. Il a pris véritablement sur lui nos langueurs, il s'est chargé de nos infirmités, et nous l’avons considéré comme un lépreux, comme un homme humilié et brisé par la justice de Dieu. Mais, c’est à cause de nos iniquités qu’il a été couvert de plaies, c’est à cause de nos crimes qu’il a été brisé. Il a pris sur lui l’expiation qui devait nous rendre la paix et nous avons été guéris par ses meurtrissures. (Is, LIII, 2-5)

L’orgie sanglante se poursuivait toujours, lorsque le gouverneur parut dans la cour des gardes, pour se rendre compte de l’état où ses soldats avaient réduit le malheureux Prévenu. Quand il le vit ainsi défiguré et ruisselant de sang, sous son manteau rouge et sa couronne d’épines, il ne put s’empêcher de tressaillir. Cette fois, il ne douta plus que la haine des juifs ne fût vaincue par un si déchirant spectacle, et il s’applaudit en secret, d’avoir été assez habile, pour arracher un innocent à la mort et se tirer lui-même d’un mauvais pas.

Il fit donc cesser le supplice et ordonna à Jésus de la suivre. Le divin sauveur était d’une telle faiblesse, que deux soldats furent obligés de le soutenir dans sa marche chancelante. Pilate étant remonté sur son tribunal, montra au peuple l’auguste Prisonnier qui n’avait même plus l’aspect d’un homme : " Le voici! dit-il, je l’amène devant vous , afin que vous puissiez juger si je l’ai épargné. Néanmoins pas plus maintenant que tout à l’heure, je ne le trouve coupable d’aucun crime. "

Un frisson d’horreur et de pitié parcourut tous les rangs. Quelques murmures osèrent même s’élever contre cet excès de barbarie. Puis, la crainte des Pharisiens reprenant bientôt le dessus, un morne silence plana sur toute cette foule auparavant si agitée et si bruyante. Tous les yeux, quelques-uns mouillés de larmes, étaient fixés sur l’adorable Victime. C’était donc là ce Jésus de Nazareth, qui captivait les multitudes par le charme de son regard, la séduction de sa parole et l’infinie bonté de son cœur! C’était là ce Jésus, le doux Fils de Marie, le plus beau des enfants des hommes! C’était là ce Jésus qui avait pleuré sur Jérusalem et qui avait semé à pleines mains, les prodiges et les bienfaits dans les bourgades et les cités des Juifs! Tous ces souvenirs, évoqués par le spectacle poignant qu’il avait sous les yeux, étreignaient fortement le cœur du peuple et le remuait jusqu’en ses plus intimes profondeurs.

Pilate, assuré désormais du succès, voulut produire un dernier coup, qui devait être le trait vainqueur. " Voilà l’Homme "

C’était retourner le glaive dans la plaie saignante. Quelle ironie amère, et tout ensemble, quel accablant reproche dans ce mot, prononcé au milieu de telles circonstances! Le voilà! l’Homme que vous avez tous connu, aimé, acclamé, ensuite inhumainement persécuté! Le voilà, cruels! Cet Homme juste que votre haine aveugle m’a obligé, en dépit de mes protestations, de tant faire souffrir! Le voilà, ce fantôme de souverain, dont la prétendue ambition vous causait si grande peur! Vous fait-il encore trembler, maintenant, et redoutez-vous qu’il devienne un jour votre roi? Voilà l’Homme!

" Oui, s’écrie Bossuet! Le voilà! le voilà! cet Homme de douleurs que Pilate vous présente du haut de son tribunal. Voilà l’Homme! et qui est-ce? Un homme ou un ver de terre? Est-ce un homme vivant, ou bien une victime écorchée? On vous le dit, c’est un Homme : ECCE HOMO! Regardez le triste état où l’a mis la synagogue, sa mère, ou plutôt où l’ont mis nos péchés, nos propres péchés qui ont fait fondre sur cet Innocent tout ce déluge de maux. Ô Jésus, qui pourrait vous reconnaître? Nous l’avons vu, dit le Prophète, et il n’était plus reconnaissable. Bien loin de paraître Dieu, il avait perdu l’apparence d’homme, et nous l’avons cherché, même en sa présence, et desideravimus eum…Est-ce lui? est-ce lui? Est-ce là cet Homme qui nous est promis, cet Homme de la droite de Dieu, et ce Fils de l’Homme, sur lequel Dieu s’est arrêté? C‘est lui, n’en doutez pas; voilà l’Homme! voilà l’Homme qu’il nous fallait pour expier nos iniquités. Il nous fallait un homme défiguré, pour réparer en nous l’image de Dieu que nos péchés avaient effacé; il nous fallait cet homme, tout couvert de plaies, afin de guérir les nôtres.

" O plaies, que je vous adore! Flétrissures sacrées, que je vous baise! O sang qui découlez, soit de la tête percée, soit des yeux meurtris, soit de tout le corps déchiré, que je vous recueille! Terre, terre, ne bois pas ce sang! le sang de Jésus nous appartient, et c’est sur nos âmes qu’il doit tomber! "

Hélas! Pilate avait compté sans la haine farouche et implacable qui bouillonnait plus fortement que jamais au cœur des Pharisiens. Irrités du silence et de l’émotion du peuple, seuls ils répondent avec un redoublement de fureur : " Crucifiez-le! Crucifiez-le! "

Un pareil acharnement exaspère le gouverneur : " Eh! crucifiez-le vous-mêmes! leur dit-il, avec le sarcasme de l’indignation et du dégoût. Quant à moi, sachez-le bien, je ne trouve aucun crime en lui. "

Or, le peule continuait de sa taire. Il n’osait protester ouvertement contre la rage forcenée de ses prêtres; mais, au fond, toutes ses sympathies semblaient acquises au céleste Accusé.

Voyant alors que la question politique était définitivement écartée par Pilate, et que la foule, n’attachant à cette sorte de grief qu’un très médiocre intérêt, était de nouveau sur le point de leur échapper, les scribes et les docteurs reviennent forcément à la première accusation, qu’ils n’avaient encore osé formuler devant le Gouverneur. " Nous avons une loi, disent-ils, et, selon cette loi, il doit mourir, parce qu’il se prétend Fils de Dieu. "

Non, prêtres d’iniquité, vous n’avez pas une pareille loi. Vous mentez impudemment à la face du ciel et de la terre. La loi d’après laquelle Jésus doit mourir n’est autre que celle de votre haine féroce, ou plutôt, celle de son amour infini!

Mais il fallait que tous les titres du Sauveur fussent reconnus et hautement proclamés, à l’instant même de sa condamnation, afin que le monde sût bien quelle Victime s’immolait pour lui.

Pilate vient, en effet, de déclarer que Jésus est Homme : " Voilà l’Homme! " a-t-il dit; l'Homme parfait dans tout l’épanouissement de sa dignité, dans tout l’héroïsme de sa vertu; l’Homme idéal, qui résume dans sa personne sacrée tous les besoins, tous les élans, tous les mérites, toutes les réparations de la grande famille humaine.

La synagogue elle-même dans son double interrogatoire de la nuit et du matin a rappelé qu’il est Dieu. " Il a blasphémé! s’est-elle écriée par la bouche du grand Prêtre, en se disant le Fils de Dieu! " Elle est obligée de renouveler son témoignage en présence d’un juge et de soldats païens. Sans doute, elle fait de ce titre la matière d’une accusation. Mais elle n’essaie pas de le discuter, car il faudrait anéantir toutes les prophéties qui l’ont clairement annoncé, tous les miracles qui l’ont manifestement autorisé.

Les valets du Temple l’ont souffleté comme le Christ et le Prophète : " Christ! disaient- ils, prophétises-nous qui t’a frappé?" Le Christ, c’est-à-dire l’Oint du Seigneur, le Prêtre dont la pure oblation, substituée aux holocaustes antiques, doit être offerte de l’orient à l’occident. Le Prophète, c’est-à-dire l’Envoyé céleste, le Messie, le Désiré des nations, que Moïse avait annoncé aux Hébreux dans le désert, lorsqu’il disait : " Le Seigneur vous suscitera un Prophète d’entre vos frères; vous l’écouterez en tout ce qu’il vous dira "

Enfin, les Juifs et les Gentils avaient fait ressortir sa qualité de Roi. Les Juifs l’en accusaient comme d'un crime, et les Gentils en avaient pris occasion d’une parodie sacrilège, dans la cour des gardes.

O Jésus! Fils de Dieu et Fils de l’Homme! Emmanuel, Dieu avec nous! Jésus! Prophète qui avez inspiré les prophètes, Roi, par qui règnent et gouverne les rois, Christ, marqué de l’onction éternelle de l’amour et du sacrifice, Prêtre immaculé, plus grand que le cieux, qui vous renouvelez sans cesse dans vos membres, Victime sainte de la croix, blanche et divine Hostie de nos cœurs, moi aussi, je vous confesse dans l’humilité et la reconnaissance de mon cœur, et tout ensemble je vous adore, avec les Voyants des anciens jours, qui vous ont salué de loin comme le Dieu des miséricordes et l’Homme des douleurs. Je vous adore avec Marie, qui vous a reçu dans son chaste sein et qui pleure aujourd’hui sur vos douleurs et sur nos ingratitudes; avec les Apôtres qui ont généreusement effacé la honte de leur défection par le témoignage du sang; avec la sainte Église des martyrs, des pontifes, des Vierges et des Justes.

Je vous adore avec les Chœurs célestes qui tressaillent d’amour et de respect, dans la contemplation de votre double nature divine et humaine. Car c’est vous, ô Jésus, Homme-Dieu, que les Anges fidèles ont célébré dès le commencement des choses, et la gloire de votre Nom contraint les esprits révoltés à ployer le genou, jusque dans les extrêmes profondeurs de l’abîme. Amen.

Chapitre

XIII

La condamnation

Voix des Prophètes

Il a été offert en sacrifice parce que lui-même l’a voulu et il n’a point ouvert la bouche pour se défendre. Il sera mené à la mort comme une brebis et il demeurera muet comme l’agneau, devant celui qui le tond. (Is., LIII,7)

Les méchants tendront des pièges à l’âme du Juste et condamneront le sang innocent. (Ps. XCIII,21)

Mes ennemis ont ouvert la bouche sur moi comme des lions ravissants et rugissants. (Ps, XXI, 14)

Il faut que le Fils de l’Homme souffre de nombreux tourments, qu’il soit rejeté par les anciens, par les princes des prêtres et par les scribes; qu’il soit mis à mort et qu’il ressuscite le troisième jour. ( Notre-Seigneur en saint Luc, XI, 22)

Pilate n’avait pas encore entendu parler de l’étonnante prétention de Jésus au titre de Fils de Dieu. Jusque-là, il n’avait vu dans son Prisonnier qu’un juste, calomnié par la jalousie haineuse de la caste sacerdotale, tout au plus un de ces hommes favorisés du ciel, que les Juifs désignaient sous le nom de prophètes. Fermement convaincu de son innocence, il ne s’était pas mis en peine d’approfondir et de discuter le rôle qu’il s’attribuait parmi les siens. Il n’avait même donné aucune suite aux vagues questions qu’il lui avait posées, dans un premier interrogatoire, sur la nature de son Royaume et sur l’essence de la vérité, dont Jésus se prétendait l’infaillible interprète. Ce personnage étrange restait donc une énigme à ses yeux; mais il ne cherchait pas à déchiffrer cette énigme.

Et voilà que soudainement la nouvelle accusation des Juifs semble éclaircir le mystère. Ce ne serait donc pas simplement un homme, qu’on a cité à son tribunal; ce serait un Dieu! A cette idée il est saisi d’une grande surprise et comme d’une religieuse épouvante… Oui! se dit-il, ce ne peut-être qu’un Dieu! Et quel homme pourrait atteindre à la hauteur de cette résignation inaltérable, de cette douceur toute céleste, de cette majesté surhumaine, de cette éminente sagesse, de toutes ces sublimes vertus qui rayonnent d’un éclat si vif et si douloureux dans la personne de Jésus de Nazareth.

Mais, s’il est vrai que Jésus soit Dieu, quelle responsabilité pour Pilate! Lui qui craignait de se compromettre dans la condamnation d’un innocent, quel effroi ne doit-il pas éprouver, à la pensée que peut-être il va décider de la vie d’un Dieu!

O gloire du Sauveur, s’écrie saint Athanase, dans l’attitude même du criminel, il fait trembler son juge! Pendant que les Juifs aveugles réclament sa mort, Pilate redoute qu’en cédant à leur fureur, il ne prononce sa propre sentence et cette seule idée le glace d’horreur.

Tourmenté d’un inquiétude extrême, il rentre dans le prétoire et se fait amener Jésus : " De grâce! Réponds-moi bien clairement, lui dit-il; d’où es-tu? "

Il ne l’interroge point sur le lieu de son origine terrestre : il le connaît. Il ne le questionne point sur les crimes dont on l’accuse : il le sait innocent. Mais il lui demande s’il est du ciel ou de la terre, s’il est homme où s’il est Dieu.

Jésus garde le silence… Pilate en savait assez pour le prononcé de son jugement. A quoi d’ailleurs pourraient servir de plus amples explications? Peut-être, à faire descendre le Fils du Dieu trois fois Saint au rang de ces abominables divinités du paganisme, dont il venait renverser le culte; peut-être, à retarder l’heure de la Rédemption du monde, qui était arrêtée dans les décrets éternels; sûrement, à charger la conscience de Pilate d’une aggravation de culpabilité; car il céderait quand même, tôt ou tard, aux exigences des Pharisiens. Pour tous ces motifs, Jésus ne fait point de réponse à la question de son juge.

Pilate en est offensé : " Tu ne me parles pas? – lui dit-il avec humeur. – Ignores-tu que ta vie est entre mes mains, et que je puis, à mon gré, te faire mettre en croix ou en liberté? "

Ton pouvoir, ô Pilate, nul ne le conteste. Mais le pouvoir n’est pas toujours le droit. Oui! tu as pu abreuver des outrageantes douleurs de la flagellation et du couronnement d’épines; Celui dont tu proclamais l’innocence; tu n’en n’avais pas le droit! Tu peux maintenant lui parler avec mépris et dureté et chercher à l’effrayer de menace : tu n’en as pas le droit! Tu pourras tout à l’heure l’abandonner lâchement à la cruauté de ses ennemis : tu n’en n'auras pas le droit! Ton pouvoir n’est qu’injustice, arbitraire et tyrannie, dès là que tu le fais servir à ton caprice, à ta faiblesse et à ta politique. Sache bien pourtant qu’il ne t’est permis d’en user que selon les règles immuables et infrangibles, marquées par le Dieu de vérité dont tu l’as reçu! C’est la haute leçon que l’Accusé céleste adresse à Pilate, en relevant avec une modération divine, la sortie insensée de ce juge indigne : " Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, s’il ne t’avait été donné d’en Haut… tu vas commettre un grand crime. Toutefois, ceux qui m’ont livré entre tes mains sont encore plus coupables que toi. "

A partir de ce moment, soit terreur superstitieuse, soit plus ferme certitude de son innocence, le gouverneur redoubla d’efforts pour le délivrer.

Cependant, les prêtres et les anciens avaient dû recommencer leur propagande d’impiété et de mensonge au milieu du peuple. Ils mirent à l’endoctriner et à l’exalter, tout le temps que Pilate demeura seul avec Jésus dans le prétoire. L’effroyable tumulte qui se produisit bientôt sur la place du palais et les cris impatients de la foule ne témoignèrent que trop du succès de leurs efforts.

Sans se laisser intimider par les vociférations des Juifs, Pilate revient à son tribunal, bien décidé à leur arracher leur proie. Il veut parler. Mais les Pharisiens, pressentant ses dispositions, le préviennent aussitôt. : " Si vous le délivrez, vous n’êtes pas l’ami de César. Vous savez bien que quiconque se fait roi, s’élève contre César. "

Un moment, Pilate semble braver généreusement toutes les menaces. Il se fait amener Jésus, et, le montrant à la multitude en délire, il dit d’une voix forte qui dominait les clameurs : " Le voici votre Roi! " Les Pharisiens bondissent à cette proclamation, qu’ils prennent pour le comble de l’insulte. Ce ne sont plus des cris qu’ils font entendre, ce sont des hurlements furieux : " A bas! Enlevez-le! Crucifiez-le! "

Pilate tient bon, et, les lèvres frémissantes de colère et d’ironie : " Quoi donc? je crucifierais votre Roi! " " Notre Roi, répliquent-ils, c’est César! Nous n’en connaissons pas d’autre. "

Alors Pilate fut pris de peur! Voyant qu’il se compromettait sans espoir de succès et que le tumulte allait croissant, son courage l’abandonna. Il ne se sentit pas homme à braver un soulèvement national, à courir le péril d’une dénonciation auprès de Tibère, à risquer sa tête pour faire son devoir. Il se fit donc apporter de l’eau et, se lavant les mains devant le peuple, il dit : " Je suis innocent du sang de ce Juste. Vous en répondrez! "

Tout le peuple rugit ce mot épouvantable : " Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants! "

Et le gouverneur, donnant satisfaction à la multitude, fit délivrer Barabbas et leur abandonna Jésus pour être crucifié.

" Lave tes mains, Pilate, elles sont teintes du sang innocent! Tu l’as octroyé par faiblesse, tu n’es pas moins coupable que si tu l’avais sacrifié par méchanceté. Les générations ont redit jusqu’à nous : " Le Juste a souffert sous Ponce-Pilate, passus sub Pontio Pilato. " Ton nom est resté dans l’histoire pour servir d’instruction à tous les hommes publics, à tous les juges pusillanimes, pour leur révéler la honte qu’il y a de céder contre sa propre conviction. La populace en fureur criait au pied de ton tribunal; peut-être toi-même n’étais-tu pas en sûreté sur ton siège, qu’importe? ton devoir parlait. En pareil cas, mieux vaut recevoir la mort que de la donner " (Dupin)

Pour toi, peuple Juif, ton horrible imprécation n’a été que trop exaucée. Elle est retombée foudroyante sur toi et sur tes enfants. On t’a vu écrasé sous les ruines fumantes de Jérusalem et du Temple. Plus de treize cent mille victimes, sans y comprendre les femmes, les vieillards et les enfants, emportés par la faim, les séditions et les flammes, ne purent fléchir la colère de Dieu. Tu avais vendu le Fils de l’Homme, trente deniers, alors on donna trente Juifs pour un denier. Dispersé et fugitif par toute la terre, abhorré de Dieu et des hommes, sans autels, sans patrie, sans sacrifice, ton seul nom rappelle chez tous les peuples du monde le plus abominable des forfaits, la plus monstrueuse des ingratitudes et, jusqu’à la fin des temps, on lira sur ton front, en lettres sanglantes, ce mot vengeur : DÉICIDE.

Ô mon Dieu condamné, me permettrez-vous de redire le vœu sacrilège des Juifs, sous la forme d’une humble et ardente prière? Oh oui! que votre sang retombe sur nous! qu’il se répande sur nos esprits pour les éclairer, sur nos cœurs pour les purifier, sur nos âmes pour les fortifier; qu’il se répande sur les justes pour les sanctifier, qu’il se répande sur les pécheurs pour les convertir! Qu’il se répande sur toute l’Église pour la soutenir dans ses luttes, l’encourager dans ses espérances et la conduire à votre suite, par le chemin du calvaire, à la gloire des éternels triomphes! Amen.

Chapitre

XIV

Le convoi du Condamné

Voix des prophètes

Quel est celui qui s’avance avec sa robe teinte de rouge? – C’est moi, moi dont la parole est la parole de justice. Je viens vous sauver.- Pourquoi donc votre robe est-elle rouge? Et pourquoi vos vêtements ressemblent-ils aux habits de ceux qui foulent le vin dans les pressoirs? – J’ai été seul à fouler le vin, sans qu’aucun homme d’entre tous les peuples fût avec moi. Le sang a rejailli sur ma robe, et mes vêtements en sont tachés, parce que j’ai dit : le temps de racheter est venu. (Is., LXIII, 1-5)

Le Fils nous a été donné : il portera sur l’épaule la marque de sa royauté, et on l’appellera l’Admirable, le Conseiller, le Dieu, le Fort, le Père du siècle futur, le Prince de la paix.(Is., IX,6)

Aigri et courroucé de la lutte ingrate qu’il venait de soutenir, honteux surtout de la sentence révoltante qu’il venait de prononcer, le juge prévaricateur baissait la tête et gardait un morne silence. Près de lui, son greffier traçait à la hâte le motif de la condamnation de Jésus, sur une tablette de bois blanc, qui devait être clouée au sommet de la croix. Par ordre de Pilate qui tenait à se venger de la violence à laquelle il avait lâchement cédé, l’écriteau ne portait que ces mots, écrits en hébreu, en grec et en latin : JÉSUS DE NAZARETH, ROI DES JUIFS.

Ce titre atteignit le but que se proposait le gouverneur. Il révolta l’orgueil des prêtres et des Pharisiens et les mit hors d’eux-mêmes : " Ne dites pas qu’il est notre Roi,- crièrent-ils -, mais qu’il a voulu se faire passer pour tel. " -" Laissez-moi! – répondit Pilate impatienté, - ce qui est écrit est écrit. "

Que les Juifs le veuillent ou non, dit saint Augustin, toutes les langues du monde proclameront la vraie Royauté du Sauveur. Venez donc lire! Ô Juifs, héritiers des promesses, et avant de le crucifier, saluez le Roi de la Jérusalem éternelle. Venez lire, philosophes, rhéteurs et poètes de la Grèce, et, rejetant vos fictions puériles et vos décevants systèmes , saluez le Roi de la lumière et de la vérité, le Roi des intelligences et des cœurs. Venez lire, conquérants du monde, proconsuls et soldats de Rome et adorez dans ses chaînes et sous ses haillons, le Roi puissant dont le sceptre va bientôt courber le front de vos Césars.

Mais ce n’était pas encore l’heure du triomphe, c’était l’heure des ténèbres, l’heure des abaissements et des expiations douloureuses.

Les gardes s’étant emparés du Sauveur, lui arrachèrent, parmi les railleries et les huées de la populace, la vieille chlamyde dont ils l’avaient revêtu par dérision. Ils lui remirent ensuite sa longue robe, tissée des mains de sa très sainte Mère, et lui passèrent des cordes à la ceinture et au cou, afin de le traîner à la mort comme une bête de somme. Quand ils eurent fini ces premiers apprêts, ils le poussèrent au bas de l’escalier du tribunal. Justement, les bourreaux arrivaient, portant le lourd instrument de son supplice et suivis des deux criminels, destinés à être crucifiés avec Jésus, pour achever de le déshonorer.

Le Condamné céleste s’avance lui-même à la rencontre de cette croix tant désirée; il étend les bras pour la recevoir et la presse sur sa poitrine dans une amoureuse étreinte : la croix! n’était-ce point la vie, le salut de ses enfants, dans les sanglantes tortures qu’elle allait lui faire subir? " Viens donc, ô croix! lui dit-il du fond du cœur, viens que je t’embrasse! Il est juste que je te porte, puisque je t’ai si bien méritée! "

Il la charge sur ses épaules et il recueille toutes ses forces pour la traîner jusqu’au Calvaire. Du même coup, il se charge et se revêt de nouveau de tous les crimes des hommes pour les aller expier sur ce bois infâme… " Y a-t-il encore quelque iniquité oubliée? Qu’on l’apporte et qu’on la jette sur Jésus-Christ… Ah! tout y est, la charge est complète " ( Bossuet)

Approche-toi, mon âme, et viens reconnaître la part que tu as dans ce fardeau. Compte et pèse toutes les ingratitudes, tous les crimes que tu as entassés sur les épaules de ton Sauveur! et, puisqu’il ne t’est plus possible de l’en décharger, pleure, du moins, repens-toi et suis-le jusqu’au Calvaire!

Maintenant, la Victime est prête! Après tant de scènes lugubres, la sanglante tragédie touche à sa fin. Le sinistre cortège s’ébranle et se dirige vers le lieu de l’exécution.

Un crieur public ouvre la marche, sonnant de la trompette de distance en distance, et proclamant à haute voix le nom des crimes des condamnés. Les deux larrons viennent ensuite, portant leur croix. puis la Fils de Dieu s’avance, traîné inhumainement par quatre bourreaux et courbé sous le poids qui l’écrase. A droite et à gauche, des soldats commandés par un centurion à cheval, forment la haie et contiennent la foule, parmi laquelle se trouvent confondus les Princes des prêtres et les Anciens du peuple.

Du prétoire au Calvaire, on compte environ treize cent vingt pas. On suit une première rue, longue de deux cents pas, qui descend jusqu’à la route de Damas. Jésus était arrivé au bas de cette rue, lorsque fléchissant sous son cruel fardeau, il tomba pour la première fois. En se relevant, il aperçut sa Mère qui lui tendait les bras. Un double cri se fit entendre : " Ma Mère! " - " Mon Fils! " Et, l’âme brisée de douleur, Marie s’évanouit entre les bras de saint Jean.

Elle s’était tenue toute la matinée aux abords du prétoire, entourée des saintes femmes qui pleuraient avec elle et n’essayaient même pas de la consoler. Dès qu’elle eut appris la condamnation de son Fils, elle voulut le voir une dernière fois, et se fit conduire sur le passage du cortège. Ce trait de la douleur maternelle n’a point été consigné dans les évangiles; mais dix-huit siècles de persécutions et de bouleversements n’ont pu effacer la trace d’une telle Mère, venant pleurer toutes les larmes de son cœur sur un tel Fils!

Jésus était parvenu au pied de la colline du Golgotha. Mais il était à bout de forces, et les Juifs craignirent un moment de le voir succomber avant qu’il pût subir son affreux supplice. Ils étaient à se demander ce qu’il convenait de faire, lorsque vint à passer un homme appelé Simon, natif de Cyrène, père d’Alexandre et de Rufus, qui sortait de sa maison des champs. Les soldats le requirent au nom de la loi romaine et le sommèrent de porter la croix derrière Jésus.

D’abord cet homme subit à contre cœur une si répugnante corvée, murmurant contre le Condamné et maudissant sa funeste rencontre.- il n’y a que vous, ô fidèle Ami de nos âmes qui portiez de bon cœur la croix pour les autres! – Toutefois, l’étranger récalcitrant se laissa peu à peu attendrir par l’extrême infortune et l’infinie patience du divin Maître. Puis, la grâce céleste éclairant son âme, il reconnut son Dieu, dans cet homme rebuté et voué au supplice. Il s’applaudit alors de pourvoir l’approcher de si près et d’avoir été choisi pour soulager ses souffrances et partager son opprobre. – Après la résurrection, lui et ses deux fils devinrent de fervents auxiliaires des apôtres, dans la prédication de Jésus crucifié.

Le chemin devenait de plus en plus difficile. Notre-Seigneur le gravissait en chancelant, le visage pâle, baigné de sueur, de sang, et tout couvert des immondes crachats dont le souillaient, à l’envi, les soldats et les bourreaux.

Cependant, l’excès de ses malheurs et le spectacle des brutalités qu’il subissait sans se plaindre, avaient touché quelques hommes du peuple, et nombre de femmes le suivaient en pleurant. L’une d’elles, ne pouvant plus se contenir, fend la foule, brave les glaives qui s’opposent à son passage et, tombant à genoux, elle essuie respectueusement de son voile le visage défiguré de son Dieu. – En récompense du généreux dévouement de cette femme, le voile dont elle se servit conserva l’empreinte des traits bénis de l’Homme des douleurs. On pouvait le vénérer dans l’église Saint-Pierre de Rome, avant l’arrivé du sinistre Montini.

Jésus arrive enfin sous la porte judiciaire, par où devait passer tous les condamnés qui allaient subir leur exécution sur le Golgotha. Près de cette porte s’élevait une colonne à laquelle on affichait la sentence des criminels. L’arrêt de Pilate y était placardé lorsque Jésus passa. Le voici tel qu’une respectable tradition le conserve à Jérusalem : " Jésus de Nazareth, convaincu par le témoignage des Anciens de sa nation, d’avoir soulevé le peuple, méprisé César, et de s’être dit faussement le Messie, est condamné à être conduit au lieu ordinaire des supplices, et, au mépris de sa prétendue royauté, à y être crucifié entre deux larrons. – Va, licteur, prépare la croix. "

Jésus lève les yeux et lit!… A ce nouveau témoignage de l’ingratitude et de la perversité des hommes, son cœur déborde d’amertume, et sa peine est si grande, qu’il défaille une seconde fois.

En le voyant tomber, les femmes de Jérusalem poussent un cri et volent à son secours. Mais refoulées avec colère par les soldats, elles ne peuvent que pleurer et gémir, tandis que les bourreaux frappent violemment de leurs cordes l’Auguste Victime, gisant inerte sur les cailloux mouillés de sang et la relèvent à coups de poings et à coups de pieds. Alors, touché de la compassion que lui témoignaient ces pauvres femmes, Jésus se retourne vers elles et, d’une voix mourante :

" Filles de Jérusalem, leur dit-il, ne pleurez point sur moi!… Pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. Car le jour approche où les femmes seront au désespoir d’être mères, où elles s’écrieront : Heureuses les stériles; heureuses les entrailles qui n’ont point enfanté; heureuses les mamelles qui n’ont point allaité!…Alors, quand sera venue la grande désolation qui va fondre sur ce peuple, les hommes, dans leur épouvante, crieront aux montagnes : Montagnes, tombez sur nous! et aux collines : Écrasez-nous!… Car si le bois vert est ainsi traité, que sera-ce du bois sec? "

Le Sauveur, en achevant ces lugubres paroles, promenait un long et triste regard sur la cité déicide. Il ne pleurait plus, comme au jour où, pour la première fois, il lui avait annoncé son épouvantable châtiment. Toutes ses larmes, il les avait versées dans l’excès de ses souffrances. Mais il ne put retenir une dernière plainte sur le sort malheureux réservé à sa coupable patrie.

De la porte judiciaire au sommet du Golgotha, la monté devient toujours plus rapide. Jésus essaie encore quelques pas : il ne marche plus, il se traîne péniblement sur la voie douloureuse. Mais bientôt, épuisé de sang, dévoré par une fièvre brûlante, anéanti de fatigue et l’âme inondée de tristesse, à la pensée que tant de douleurs seront stériles pour le grand nombre des âmes qui veulent obstinément se perdre, il tombe une troisième fois!

Relevez-vous, divin Seigneur Jésus! Vous êtes arrivés sur le théâtre de votre immolation. Désormais, vous ne porterez plus votre croix, c’est elle qui vous portera! Elle vous présentera dans ses bras sanglants, à la Justice de votre Père, comme l’Hostie réparatrice des outrages du monde, et au repentir des hommes, comme le pardon vivant et éternel de leurs iniquités. Amen.

Chapitre

XV

Le crucifiement

Voix des prophètes

Pour me réconforter, ils m’ont offert du fiel. ( Ps. LXVIII, 22)

D’où viennent ces plaies que vous avez au milieu des mains? – J’ai reçu ces plaies dans la maison de ceux qui me devaient leur amour. (Zac., XIII,6)

Ils m’ont entouré comme des chiens furieux, l’armée des méchants s’est jetée sur moi. Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os, ils se sont délectés à me regarder et à m’examiner. Il se sont partagé mes vêtements et ils ont tiré ma robe au sort ( Ps. XXI, 17,18,19)

Comme Moïse dans le désert éleva en haut le serpent, il faut de même que le Fils de l’Homme soit élevé en haut. Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il lui a sacrifié son Fils unique. (Notre-Seigneur en S. Jean, III, 14,16)

 

Dès que le convoi fut arrivé sur le plateau de la colline, on offrit à Jésus une coupe, remplie d’un mélange de vin, de myrrhe et de fiel. Ce breuvage était très amer, mais il avait la vertu d’assoupir les sens du supplicié et de tempérer l’acuité de ses douleurs. Presque toujours les dames de la plus haute condition tenaient à le composer elles-mêmes et, dans certaines circonstances plus solennelles, elles se faisaient un devoir de le présenter à ceux qui allaient mourir.

Jésus effleura la coupe du bout des lèvres, pour ne pas contrister les mains charitables dont il la recevait. Toutefois, il s’abstint de boire afin de ne pas troubler la parfaite lucidité de son esprit et de ne rien diminuer de ses souffrances.

Les pieuses consolatrices auraient voulu demeurer près du Sauveur pour l’assister de leurs tendres soins. Mais les bourreaux avaient hâte de procéder à l’exécution. Ils s’approchent de l’adorable Condamné et lui arrachent violemment sa douloureuse couronne; puis ils délient les cordes qu’ils lui avaient passées au cou et à la ceinture et le dépouillent de son manteau. La tunique, imprégnée de sang, restait plaquée sur les chairs lacérées de l’Agneau divin; elle s’était engagée par chacun de ses plis et collée dans les déchirures profondes qui sillonnaient tout son corps. Sans y prendre garde, deux bourreaux la saisissent par les manches et la tirent avec force, enlevant du même coup les lambeaux de chair, qui adhéraient étroitement au tissu. C’était la quatrième fois que Jésus endurait cette inconcevable torture et jamais elle n’avait été si cruelle.

Marie était là!… Marie la plus aimante et la plus chaste des mères!… A ce spectacle, son cœur est blessé de toutes les plaies de son Fils… Toutefois, la confusion l’emporte sur la douleur; d’un mouvement rapide, elle détache le voile de sa tête et en couvre les membres palpitants de son Bien-Aimé, tandis que les bourreaux lui remettent sa couronne d’épines.

Ô mon Seigneur Jésus-Christ! ce n’est là que le prélude du supplice; à vos pieds, la longue croix est étendue sur le sol. L’autel attend sa victime; la grande immolation va commencer.

Il se tenait debout nu, sanglant, au milieu du cercle formé par les soldats, les Pharisiens, les curieux et les rares fidèles. Le frisson de la double et atroce souffrance de l’âme et du corps faisait trembler tout son être. Les yeux levés au ciel, il continuait sa muette prière; son regard semblait dire encore : " Oui, mon Père, votre volonté et non pas la mienne. "

Les sinistres préparatifs de l’exécution étant terminés, les bourreaux saisissent le Sauveur et le renversent durement, les barbares! sur le bois grossièrement équarri de la croix. – " Donne ta main! " - hurle le premier exécuteur. Jésus étend la main… un clou énorme s’enfonce dans la paume de cette main toute-puissante, traverse les nerfs, les muscles, les veines… le lourd marteau tombe et retombe à coups retentissants, jusqu’à ce que la pointe du clou se montre de l’autre côté du bois… On passe à l’autre main. Comme elle n’atteignit pas le point fixé d’avance, à cause de la contraction des muscles, produite par le déchirement de la première, on la tire avec vigueur; les os des bras, des épaules, de la poitrine font entendre un craquement horrible…ils se déboîtent et se disloquent… n’importe! il faut qu’elle arrive… L’y voilà… aussitôt elle est transpercée par le second clou. Les pieds divins subissent l’un après l’autre le même affreux tourment. Ensuite on retourne la croix pour river les pointes des clous… Et la sainte Victime est foulée et broyée comme le raisin sous le pressoir, ou plutôt comme un ver de terre sous le talon du passant.

" Eh! un ver de terre que l’on foule aux pieds, fait encore quelque effort pour se retirer; Jésus se tient immobile, comprimant même, par sa divine vertu, les convulsions de son corps écrasé et déchiré. Il s’est livré et abandonné aux méchants pour qu’ils fassent de lui tout ce qu’ils voudront. " (Bossuet)

Les bourreaux ont fini leur épouvantable besogne. Les valets attachent alors deux cordes aux bras de la croix et la traînent sur les aspérités de la montagne, jusqu’à la fosse où elle doit être plantée. Arrivés sur le bord de cette fosse, ils la dressent dans les airs, puis, après quelques balancements, il la laissent brusquement s’enfoncer de tout son poids, avec une effroyable secousse… Les blessures divines s’élargissent, la tête sacrée se rejette en arrière, brisant les épines qui ne pénètrent pas dans le crâne, le sang coule avec une nouvelle abondance, et la douleur est tellement violente que le Fils de Dieu ne peut retenir un long gémissement.

A ce cri d’extrême angoisse, la Mère de Jésus s’arrache aux mains des saintes femmes; elle accourt, suivie de saint Jean, au pied du gibet sanglant qu’elle embrasse dans une poignante étreinte, et qu’elle arrose en même temps des larmes les plus amères que la douleur maternelle ait jamais répandues. " O croix!… gémit-elle enfin dans l’excès de sa désolation, Croix bénie, arrosée du sang de mon Fils, je t’adore! Mais, qu’as-tu fait de mon Bien-Aimé?… Ah! quand il reposait sur mon sein, je le caressais si tendrement! Et toi, tu n’as su le retenir autrement que par de longs clous!.. Je lui avais tissé sa robe avec tant d’amour! Et toi, tu l’as impitoyablement dépouillé!…Je le nourrissais de mon lait! Et toi, tu l’abreuves de fiel!… Ces yeux si beaux et si doux, tu les a éteints!… Ces joues que j’ai couvertes de tant de baisers, tu les as meurtries!… Ces mains qui soutenaient le ciel, tu les as clouées à tes bras!… Ah! ce n’est pas sur tes bras, mais sur les miens que Jésus doit souffrir!… Rends-moi donc mon Bien-Aimé! qu’il expire sur mon sein! Tu as pris ma place, cède-moi la tienne!….Hélas! sois Marie s’il le faut, et moi, je serai la croix! " (Saint Bernard et Saint Bonaventure)

Pendant que la Reine des martyrs exhalait ces déchirantes lamentations, les bourreaux, insouciants des tortures du Fils et des sanglots de la Mère, se partageaient les dépouilles de leur Victime. Ils en avaient fait quatre parts : in lé du manteau pour chacun. Restait la tunique sans couture que l’on ne pouvait diviser : ils la tirèrent au sort. Après quoi, ils crucifièrent les deux criminels qu’ils placèrent l’un à la droite de Jésus l’autre à sa gauche.

Le Sauveur n’avait point dédaigné, durant sa vie, de converser avec des pauvres pécheurs. Sur le point de rendre son âme à son Père, il les accepte pour compagnons de supplice. Bon Pasteur, il était venu du ciel à la recherche des brebis perdues; et, maintenant qu’il va mourir, il s’entoure des plus égarées, afin de leur donner une plus large part des fruits de sa Rédemption.

Ô mon Jésus, ô vous, le plus aimable des enfants des hommes, quel est donc votre crime? pourquoi vous a-t-on crucifié? Hélas! c’est moi seul qui suis coupable. Vous, le Fils de Dieu trois fois saint, vous subissez la peine due à l’homme pécheur ; vous, le Roi des mondes, vous vous faites la rançon d’un vil esclave; vous, la Justice éternelle, vous payez une dette que vous n’avez point contractée! Vous, la splendeur du Père, les infinies complaisances de la Trinité divine, vous vous anéantissez pour nous jusqu’à la plus ignominieuse des morts, la mort sur la croix entre deux voleurs! Ô ma victime et mon salut! faites que désormais je ne quitte plus cette croix que vous avez si douloureusement sanctifiée; qu’elle soit mon lit de repos; que je m’y attache à jamais pour y vivre et mourir avec vous! Amen.

Chapitre

XVI

La dérision du Supplicié

Voix des prophètes

Tous ceux qui me voyaient se sont moqués de moi. Leurs lèvres se sont ouvertes contre moi, et ils ont branlé la tête en disant : il a espéré au Seigneur, que le Seigneur le délivre, s’il l’a pris sous sa protection. (Ps. XXI, 8,9)

Faisons tomber le Juste dans nos pièges, parce qu’il nous gêne, qu’il s’élève contre nos œuvres, qu’il nous reproche la transgression de la loi, et qu’il nous flétrit en décriant les fautes de notre vie. Il assure qu’il a la science de Dieu et il se déclare le Fils de Dieu. Il est devenu le censeur même de nos pensées. Sa seule vue nous est odieuse, parce que sa conduite est en opposition avec celle des autres et qu’il suit une voie toute différentes. Voyons donc si ses discours sont véritables; essayons de savoir où tout cela doit aboutir. Car s’il est véritablement Fils de Dieu, Dieu prendra se défense, et il le délivrera des mains de ses ennemis. Éprouvons-le par les outrages et par les tourments, afin que nous jugions par nous-mêmes de sa douceur et de sa patience. Condamnons-le à la mort la plus infâme, car si la vérité est dans ses discours, Dieu prendra soin de lui. (Sap. II, 12-20)

Notre-Seigneur Jésus-Christ demeura trois longues heures à souffrir l’inexprimable tourment de la croix; trois heures de mortelles angoisses, d’agonie cruelle, de douleurs atroces et d’infinie résignation. Suspendu par quatre clous au gibet d’ignominie, il ne pouvait faire le moindre mouvement sans ajouter encore à l’horreur de son martyre. Essayait-il d’appuyer sa tête sur la croix? les épines dont elle était couronnée s’enfonçaient davantage; l’inclinait-il à droite ou à gauche? ces mêmes épines meurtrissaient ses épaules; la laissait-il retomber sur sa poitrine? la projection du corps en augmentait le poids, et les blessures des mains et des pieds s’élargissaient démesurément.

Et puis, quel spectacle s’offrait à ses yeux éteints? Au pied de la croix, sa pauvre Mère, l’âme brisée, éperdue de désolation, et, tout autour, une multitude innombrable qui ricanait de ses souffrances et vomissait contre lui les plus grossières injures.

Chez tous les peuples civilisés, le coupable qui subit son supplice a droit au respect ou tout au moins à la compassion, car c’est chose révoltante que d’insulter à l’homme qui va mourir. Quels que soient ses crimes, ils disparaissent devant la solennité du châtiment. Pour les païens eux-mêmes, le condamné était un être vénérable et sacré " res sacra reus "

Hélas! dès qu’il s’agit du Fils de Dieu il n’est plus de loi qui tienne, et le cri de la nature n’est plus même écouté. Pour lui, nulle pitié, nul égard! pour lui, tous les cœurs sont de bronze!

Prêtres, scribes, anciens, gens du peuple s’étaient acharnés à le suivre de station en station pour railler chacune de ses nouvelles douleurs; maintenant, leurs regards chargés de haine savouraient ses dernières tortures, et, dans leur âme débordante de fiel, ils trouvaient encore le courage de le couvrir des moqueries les plus amères.

Les Pharisiens encourageaient ces risées barbares :

-" Il a sauvé les autres, reprenaient-ils, et voilà qu’il ne saurait lui-même se sauver. N’avions-nous pas raison de vous dire que c’était un Samaritain, un imposteur, un possédé qui ne faisaient des miracles qu’avec le secours de Satan? S’il est le Roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et, peut-être alors, nous croirons en lui… Il a mis sa confiance en Dieu, il a même osé s’appeler le Fils de Dieu, eh bien! que Dieu le délivre, s’il est pour lui! "

Et ceux qui passaient par là se mêlaient aux divers groupes d’où partaient ces défis sacrilèges; ils bénissaient les scribes et les princes des prêtres de les avoir délivrés de ce dangereux séducteur, et ils ne s’en allaient pas s’en avoir jeté leur injure à la face du Supplicié divin : " O toi qui guérissais et ressuscitais les autres, aie donc pitié de toi-même! Va, ton état ne laisse plus guère d’espoir. Mais, si tu es le Christ, choisi de Dieu, tu n’as qu’à dire un mot, et tu seras sauvé! "

Oui, c’est vrai! Juifs aveugles autant que féroces, le Fils de Dieu sur la croix n’a rien perdu de sa Toute-Puissance. Il saura la faire éclater quand son heure sera venue. Vivant, il ne dira pas ce mot qui le délivrerait de vos mains, il ne descendra pas de son trône de souffrance; mais après sa mort, il rejettera la lourde pierre scellée du sépulcre, et sa résurrection triomphante renversera vos gardes d’effroi et de stupeur.

Ah! ne lui demandez pas ce mot sauveur; car alors sa croix resplendirait des gloires du Thabor, sa couronne d’épines se changerait en éblouissant diadème, de ses mains et de ses pieds percés jailliraient des flammes vengeresses, et renonçant à mourir pour les ingrats qui se moquent de son sang, il remonterait vers les cieux pour demander à son Père justice contre vous!

Ne lui demandez pas de se détacher de cet arbre d’expiation; car alors tous nos crimes qui l’écrasent et pour lesquels il souffre, retomberaient sur nous comme une pluie de malédiction et de colère. Hélas! notre infortune serait sans remède : n’ayant plus de victime, nous ne pourrions plus espérer de pardon.

Ne lui demandez pas d’éloigner de ses lèvres le calice des amertumes; car alors, qui de nous pourrait s’y abreuver sans mourir de désespoir? Qui de nous aurait le courage de gravir son Calvaire avec la croix sur l’épaule, s’il n’était sûr d’y rencontrer Jésus et d’entendre ses douces et fortifiantes consolations? Oh! vous tous, qui que vous soyez, fils des ténèbres ou fils de la lumière, ne savez-vous pas, si vous avez jamais pleuré, que : " la croix sans Jésus est un enfer intolérable, mais que la croix avec Jésus est un Paradis de délices? Oui, c’est le salut, c’est la vie, c’est le rempart contre nos ennemis, c’est la source des suavités célestes, c’est la joie de l’esprit, c’est la force de l’âme! "( Imitation de Jésus-Christ)

Restez donc en croix! Dieu de tendresse et de compassion, afin qu’aux heures tristes de notre vie, nous sachions où porter le poids accablant de nos douleurs, à qui demander le baume pour nos blessures, dans quel sein répandre nos angoisses et nos larmes.

Restez en croix! pour accomplir vos saintes promesses et réaliser nos filiales espérances, car vous avez dit : " Il faut que le Fils de l’Homme soit élevé de terre, comme le serpent d’airain dans le camp d’Israël : c’est alors que j’attirerai tout à moi. " Les Juifs ne savaient pas ce mystère quand ils vous criaient : " Descends de ta croix, et peut-être alors, nous croirons que tu es le Fils de Dieu! " Mais vos fidèles, invinciblement attiré au pied de cette croix victorieuse, leur répondent : " Je crois en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, qui a été crucifié, est mort et a été enseveli! " Amen.

Chapitre

XVII

Les dernières paroles

Il a été mis au nombres des scélérats, et, chargé des péchés de tous, il a prié pour les criminels. (Is., LIII, 12)

Au lieu de me donner leur amour, ils me blasphémaient. Pour moi, je ne cessais de prier. (Ps. CVIII,4)

Je regardais à ma droite et je cherchais encore, et il n’y avait personne qui voulût me reconnaître. (PS. CXLI,5)

J’ai regardé autour de moi et il n’y avait personne pour m’aider : j’ai cherché et je n’ai point trouvé de secours. (Is., LXIII,5)

Du haut de sa croix, Jésus regardait tristement la foule qui l’insultait; il entendait les provocations railleuses des docteurs, les éclats de rire de la populace, les bouffonneries des soldats… et il se taisait!

Cependant, le cœur inondé d’amertume, il tourne la tête vers ses compagnons de supplice, espérant du moins rencontrer quelque marque de sympathie en ceux qui agonisaient sous l’étreinte des mêmes douleurs.

Le Fils de Dieu, abandonné, renié, flétri, est réduit à demander un mot, un regard de consolation à d’infâmes scélérats, et ce mot, ce regard ami lui est refusé!…

Les deux criminels se tordaient de désespoir dans leur atroce tourment. Le silence et la résignation de Jésus ne faisaient que les irriter davantage. Aussi, quand ce divin Sauveur arrête les yeux sur ces misérables, leur colère éclate aussitôt en injures.

" Si tu es le Christ- lui disent-ils d’une voix farouche, - sauve-toi donc, et sauve-nous avec toi! "

Alors la sainte Victime laisse échapper de sa poitrine brisée, ce cri de suprême miséricorde :

" PARDONNEZ-LEUR. Ô MON PERE!

CAR ILS NE SAVENT CE QU’ILS FONT "

Pour qui cette ardente prière! Quoi! serait-ce pour les monstres de cruauté qui ont concouru à son supplice? depuis les juges sacrilèges, jusqu’à ces féroces bourreaux qui l’ont crucifié, jusqu’à ces infâmes bandits qui le blasphèment en mourant? Oui! Jésus est pris d’une immense pitié pour tous ces forcenés qu’atteindra bientôt la rigueur des représailles divines… Mais sa pensée va plus loin.

Hélas! tous les déicides n’étaient pas sur le Calvaire… La Passion de Jésus-Christ ne finit pas avec son dernier soupir. Nous la voyons se perpétuer, sous nos yeux, avec ses différentes scènes d’hypocrites trahisons, d’odieux mensonges, de révoltantes perfidies, de haines infernales, de sauvages cruautés!… Nous-mêmes, oui! nous-mêmes! ne sommes-nous pour rien dans les douleurs de notre Dieu?… Les Anges n’ont-ils jamais lu, sur notre front une sentence de mort contre leur adorable Roi?… Nos mains ne se sont-elles jamais rougies de son sang?… Ah! dans combien d’âmes se reproduisent chaque jour les horreurs du prétoire et les atrocités du Calvaire! Puisque, d’après saint Paul, chacun de nos péchés renouvelle dans nos cœurs le crucifiement de l’immortelle Victime.

Le regard de Jésus, perçant les voiles de l’avenir, considère l’interminable série de nos iniquités, son oreille divine entend l’effroyable concert de toutes les voix qui, faisant écho aux clameurs des Juifs, répéteront dans le monde entier, jusqu’à la fin des temps : " Enlevez-le!…Qu’il meure!.. " et redoutant pour nous les terribles vengeances de la Justice céleste, il s’écrie :

" PARDONNEZ-LEUR. Ô MON PERE!

CAR ILS NE SAVENT CE QU’ILS FONT "

Jamais dit saint Augustin, aucun avocat n’a été si ingénieux pour sauver un coupable de la mort temporelle, que Jésus-Christ ne l’a été dans cette compatissante prière, pour arracher les pécheurs à la mort éternelle. En deux mots, il fait ressortir à la fois, et la dignité du suppliant : un Fils de Dieu; et la bonté de celui qu’on implore : un Dieu qui est Père; et le mérite de sa requête : elle s’échappe de ses lèvres , en même temps que le sang ruisselle de toutes ses veines; et l’excuse de ceux qu’il défend : l’ignorance, l’aveuglement de la folie.

O contraste admirable, remarque saint Léon, entre la barbarie des hommes et la miséricorde de Dieu! Tous respirent la fureur contre Jésus; Jésus seul est tout amour pour tous! Le peuple ne met point de bornes à sa haine, et Jésus n’en met point à sa charité. Les premières paroles du peuple à Jésus crucifié furent des insultes et les premières que Jésus crucifié fait entendre sont des paroles de compassion pour le peuple. Il ne meurt pas assez vite au gré du peuple, et Jésus, en mourant, lui assure la vie.

Il oublie reprend saint Augustin, que c’est des mains du peuple qu’il subit le supplice, il se souvient seulement qu’il le subit pour le salut du peuple.

C’est ainsi que notre Maître céleste nous apprend à pardonner à nos ennemis, si nous-mêmes voulons être pardonnés. Loi essentielle qu’il a promulguée solennellement et avec tant d’insistance, qu’il confirme avant de mourir par l’exemple le plus émouvant, et dont la fidèle observation distingue les enfants de Dieu des fils de l’enfer.

Cependant, le voleur qui était à la gauche de Jésus, continuait de mêler à ses derniers râlements des outrages et des blasphèmes contre le Sauveur. Celui de droite, au contraire, cédant à l’émotion que lui inspirait une si touchante et haute vertu, reprenait son compagnon en ces termes : " Tu n’as donc plus aucune crainte de Dieu, toi qui, dans les douleurs du même supplice, poursuis de ta rage ce Juste crucifié? Pour nous, nous ne faisons que subir la peine due à nos forfaits; mais celui-ci n’a commis aucun mal. "

Puis se tournant vers Jésus, il lui dit avec une humble confiance : " Seigneur! souvenez-vous de moi, quand vous serez entré dans votre Royaume! "

Rien de plus grand, dit saint Bernard, que ce trait de l’Évangile. Le bon larron implore le secours d’un crucifié qui va expirer et il est assuré de l’obtenir. A la honte des Apôtres qui l’ont abandonné, des prêtres qui l’ont condamné, du peuple qui l’insulte après avoir été témoin de ses miracles, pendant que tous le blasphèment, seul, il publie son innocence et sa gloire; pendant que tous l’accusent et le méprisent, lui seul le défend et l’adore. Oui, cet homme, dit saint Léon, ce criminel qui meurt sur une potence est le premier prophète, le premier évangéliste, le premier martyr, le premier confesseur de Jésus-Christ. Et sa foi fut si grande qu’elle mérita cette promesse admirable :

" JE TE LE DIS EN VÉRITÉ

AUJOURD’HUI TU SERAS AVEC MOI DANS LE PARADIS. "

Oh! que Jésus est bon ! s’écrie encore saint Bernard, qu’il est plein de tendresse pour nos âmes! Par la réponse qu’il fait au nouveau converti, ne veut-il pas nous montrer que toujours il exauce aussitôt, promet aussitôt, et accorde aussitôt! Ah! qui pourrait désespérer d’un Sauveur si prodigue de miséricorde?

Et, ce même jour, le bon larron fut réuni à Jésus dans le Paradis, tandis que la mauvais larron fut précipité de la croix en enfer.

Si près de Jésus, et être perdu!…mourir sous le regard de Jésus, caressé de son souffle, arrosé de son sang, et se damner!… changer l’agonie brûlante de la croix pour le feu éternel!… s’arracher volontairement aux étreintes de la grâce, et, le moment d’après, appartenir pour jamais à Satan.

O mon Dieu, il est donc vrai que l’homme est le maître de son propre cœur! S’il ne veut pas l’ouvrir, quels que soient les coups dont vous le frappiez, les instances dont vous le pressiez, les larmes dont vous l’inondiez, il vous faut, hélas! vous retirer et l’abandonner à son funeste sort…Mais à peine y avez-vous pénétré par la foi et le repentir, que vous lui faites entendre cette parole d’infinie douceur :

 

" TU SERAS AVEC MOI DANS LE PARADIS. "  

Chapitre

XVIII

Les dernières paroles

(suite)

Voix des Prophètes

Et Siméon les bénit et il dit à marie sa mère : voilà que ce petit Enfant est venu pour la perte et pour la résurrection de beaucoup dans Israël. Il sera un signe de contradiction. Pour vous, un glaive de douleur, transpercera votre âme ( Saint Luc, 11, 34,35)

Pourquoi donc, Seigneur, rejetez-vous ma prière? et pourquoi détournez-vous de moi votre face? Je suis pauvre et dans la tribulation dès ma jeunesse; mais, depuis que je suis élevé de terre, je suis couvert d’opprobre et rempli de trouble. (Ps,LXXXVII,15,16)

Je crie vers vous, ô mon Dieu, et vous ne m’écoutez point; je me tiens devant vous, et vous ne me regardez point. Vous êtes changé pour moi; vous m’êtes devenu cruel et vous déployez toute la force de votre main pour me combattre. Vous m’avez élevé, et me tenant comme suspendu en l’air, vous m’avez entièrement brisé. (Job, XXX,20,21,22)

Peu à peu, Salomé, sœur de la Très Sainte Vierge, Marie de Cléophas, sa belle-sœur, et Madeleine la pénitente s’étaient rapprochées de la croix, au pied de laquelle la Reine des Martyrs pleurait avec saint Jean. Debout, dans l’attitude du prêtre et du sacrificateur, mais l’âme broyée et pleine de larmes, Marie offrait au Père céleste la grande immolation demandée à sa foi et à son amour. Pour reprendre courage et consoler son Bien-Aimé, elle lève la tête vers lui; leurs regards se rencontrent!…Ah! jamais langage humain n’exprima si vive tendresse et si profonde douleur!

" Mon Fils " - s’écrie la pauvre Mère. " Femme! " – reprend le divin Crucifié en désignant du regard le disciple de son cœur.

" FEMME! VOILÀ VOTRE FILS "

Puis reportant les yeux sur Marie :

" VOILÀ VOTRE MERE "

dit-il à saint Jean.

La fleur la plus pure de la virginité ne pouvait être confiée à d’autres mains qu’à celle du disciple vierge. Voici les réflexions qu’inspire à Bossuet cette incomparable scène de la mutuelle adoption de Marie par saint Jean et de saint Jean par Marie :

" La Mère des douleurs était debout au pied de la croix; elle voyait le sang de Jésus qui débordait de tous les côtés par ses veines déchirées : qui pourrait dire l’émotion du sang maternel? Non, assurément, elle ne comprit jamais mieux qu’elle était mère : toutes les souffrances de son Fils, en la traversant elle-même, le lui faisaient sentir de la manière la plus vive. Le Fils de Dieu qui avait résolu de nous la donner pour mère, afin d’être notre frère en toute façon, choisit ce moment pour lui dire du haut de sa croix, en lui montrant saint Jean : " femme, voilà votre fils! " - Or, tel est le sens de ces paroles si nous savons bien les pénétrer : O femme, lui dit-il, femme affligée, à qui un amour infortuné fait éprouver à présent jusqu’où peut aller la compassion d’une mère, cette même tendresse dont vous êtes touchée si vivement pour moi, ayez-la pour Jean, pour Jean mon disciple et mon bien-aimé; ayez-la pour tous mes fidèles que je vous recommande en sa personne, parce qu’ils sont tous mes disciples et mes bien-aimés.

Exprimer combien ces paroles du Fils, du Fils mourant, descendirent profondément dans le cœur de la Mère, et l’impression qu’elles y firent, c’est une chose que je saurais entreprendre. Songeons seulement que celui qui parle opère toute chose par sa parole toute-puissante, qu’elle doit avoir un effet merveilleux, surtout sur le cœur de sa sainte Mère; elle doit donc avoir fait entrer bien avant, dans le cœur de la Mère qu’il nous donne, un amour extrême pour nous, comme pour ses véritables enfants. De même que la maternité de la Vierge n’a point d’exemple sur la terre, ainsi la règle de son amour ne saurait se trouver que dans le sein de Dieu même "

Après s’être dépouillé en notre faveur, du seul bien qui lui restait au monde, après nous avoir donné Marie d’une manière tellement absolue, que lui-même ne l’appelle plus que du nom de Femme, comme s’il ne se reconnaissait plus le droit de lui dire : Ma Mère! Jésus descend le dernier degré de la désolation, il boit la lie la plus amère du calice en se résignant à la solitude complète du cœur, au délaissement de la terre et du ciel.

Peu à peu le vide s’est fait autour de ce cœur si bon, si tendre, si aimant; ses disciples l’ont abandonné, renié, trahi; le peuple Juif, comblé de ses bénédictions, s’est retourné contre lui et ne lui a rendu que l’outrage et le blasphème; les anges qui chantaient sur sa crèche, qui le servaient au désert, qui priaient avec lui sur la montagne, ne sont plus là; l’ange de l’agonie lui-même, ne paraît plus, comme la veille, pour ranimer son courage et le soutenir dans ses bras, " tous sont remontés dans les hauteurs des cieux, dit un prophète, pour pleurer amèrement le crime du monde " Et voilà que sa Mère, la compatissante Marie ne lui appartient même plus! Il est seul, tout à fait seul, sur la croix!…Alors, il lève les yeux vers son Père, il le conjure, de ses lèvres tremblantes, de prendre en pitié son extrême détresse, de laisser tomber sur son cœur desséché, une goutte de consolation…Son Père reste sourd à sa plainte!

" MON DIEU! O MON DIEU !

POURQUOI M’AVEZ-VOUS

DONC ABANDONNÉ!

Éli, Éli, lamma sabacthani! "

Sa voix était si faible, que les bourreaux se méprirent sur le sens de sa prière : " Tiens! –dirent-ils,- le voilà maintenant qui invoque le prophète Élie "

C’est un prodige inouï, remarque Bossuet, qu’un Dieu persécute un Dieu, qu’un Dieu abandonne un Dieu, qu’un Dieu délaissé se plaigne, et qu’un Dieu délaissant soit inexorable. L’âme de mon Sauveur est remplie de la sainte horreur d’un Dieu tonnant, et comme elle se veut rejeter entre les bras de ce Dieu pour y chercher son soutien, elle voit qu’il tourne la face, qu’il la délaisse, qu’il l’abandonne, qu’il la livre tout entière en proie aux fureurs de sa justice irritée. Où sera votre secours, ô Jésus, poussé à bout par les hommes avec la dernière violence? Vous vous jetez entre les bras de votre Père et vous vous sentez repoussé, et vous voyez que c’est lui-même qui vous persécute, lui-même qui vous accable par le poids intolérable de ses vengeances!… Quel est donc ce mystère? Ah! nous avons délaissé le Dieu vivant, et il est juste qu’il nous délaisse par un sentiment de dédain, par un sentiment de colère, par un sentiment de justice; de dédain, parce que nous l’avons méprisé; de colère, parce que nous l’avons outragé; de justice, parce que nous avons violé ses lois et offensé sa justice. Créature folle et fragile, pourrais-tu supporter le dédain d’un Dieu, et la colère d’un Dieu, et la justice d’un Dieu? Ah! tu serais accablée sous ce poids terrible… Jésus se présente pour le porter : il porte le dédain d’un Dieu, parce qu’il crie, et que son Père ne l’écoute pas; et la colère d’un Dieu, parce qu’il prie et que son Père ne l’exauce pas; et la justice d’un Dieu, parce qu’il souffre, et que son Père ne s’apaise pas. Il ne s’apaise pas sur son Fils, mais il s’apaise sur nous. Pendant cette guerre ouverte qu’un Dieu faisait à son Fils, le mystère de notre paix s’achevait; on avançait pas à pas la conclusion d’un si grand traité : " Et Dieu était en Jésus-Christ- dit l’Apôtre, se réconciliant le monde."

Comme on voit quelquefois un grand orage, le ciel semble éclater et fondre tout entier sur la terre : mais en même temps, on voit qu’il se décharge peu à peu, jusqu’à ce qu’il reprenne enfin sa première sérénité, calmé et apaisé, pour ainsi dire, par sa propre indignation; ainsi la justice divine, éclatant sur le Fils de Dieu de toutes sa force, se passe peu à peu; en se déchargeant, la nue crève et se dissipe. Dieu commence à ouvrir aux enfants d’Adam cette face bénigne et riante; et par un retour admirable qui comprend tout le mystère de notre salut, pendant qu’il délaisse son Fils innocent, pour l’amour des hommes coupables, il embrasse tendrement les hommes coupables, pour l’amour de son Fils innocent. "

O mon Jésus, je me jette avec amour et reconnaissance dans les horreurs salutaires de votre délaissement. Désormais je comprends ce que c’est que de délaisser Dieu et d’être délaissé de Dieu. Hélas! mon cœur est attaché à la créature; il s’est fait son esclave, et, pour lui plaire, il a délaissé Dieu; outrage extrême qui révolte sa Majesté et sa Paternité. Mais vous avez voulu réparer divinement cet outrage, ô mon Jésus, et vous avez subi pour nous le dédain et le délaissement de votre propre Père. Ah! je m’attache à votre croix pour y retrouver mon Dieu, et je vous conjure, par vos cruels abandons, de ne plus permettre que je le délaisse encore, et qu’il me délaisse pour l’éternité. Amen.

Chapitre

XIX

Les dernières paroles

(suite)

Pour étancher ma soif, ils m’ont présenté du vinaigre ( Ps. LVIII,22)

Gabriel me parla et me dit : Dieu a daigné abréger le temps à soixante et dix semaines en faveur de votre peuple de la Ville sainte, afin que la prévarication soit consommée, que le péché soit effacé, que l’iniquité disparaisse, que la justice éternelle soit établie, que les visions et les prophéties soient réalisées et que le Saint des Saints soit marqué de l’onction…Et après sept semaines et soixante-deux semaines, le Christ sera mis à mort, et le peuple qui doit le renier ne sera plus son peuple. Un peuple viendra avec son chef, pour détruire la ville et le sanctuaire. Ce sera la ruine et la dévastation la plus complète. Et, après la guerre, la désolation prédite s’étendra sur la cité. Le Christ confirmera son alliance avec beaucoup, dans une semaine, et, à la moitié de cette semaine, les hosties et les sacrifices seront rejetés. L’abomination de la désolation sera dans le temple, et le désolation durera jusqu’à la consommation et jusqu’à la fin (Dan., IX,24,26,27)

La mort approchait avec toutes ses angoisses. Elle devait être infiniment douloureuse, d’abords à cause de l’exquise sensibilité de l’organisme si délicat du Fils de Dieu; ensuite parce que son Père, ne voyant plus en lui que la personnification du péché, le traitait avec la dernière rigueur et ne lui épargnait aucune des amertumes du calice. Sa bouche était aride et une soif brûlante dévorait sa poitrine : c’était le tourment le plus atroce des crucifiés.

Jésus aurait pu nous dissimuler, comprimer au dedans de lui-même, par l’énergie de sa divine volonté, cette indicible souffrance, qu’il endurait depuis la sueur de sang à Gethsémani. Mais la plainte qu’il fit entendre révélait un grand mystère, en même temps qu’elle réalisait la parole des prophètes.

" J’AI SOIF "

dit-il d’une voix faible et suppliante.

O mon Dieu, demande saint Augustin quel breuvage souhaitait votre sang répandu et desséché? Était-ce l’eau fraîche et limpide des fontaines que vous réclamiez, pour éteindre le feu de la fièvre qui brûlait tous vos membres? Hélas! sans être exempt de cette soif ardente, combien vos désirs étaient plus élevés! Vous aviez soif de notre salut, de notre bonheur, de notre amour, vous aviez soif de voir se consommer cette rédemption laborieuse, entreprise, il y avait trente-trois années, et qui touchait à son terme…

O mon âme, sois altérée de cette soif divine de ton propre salut et du salut de tes frères, soupire sans cesse après la justice et la vérité, demande avec ardeur le rafraîchissement d’un foi plus vive et d’un amour plus généreux, et que tes désirs s’élancent vers les ondes célestes qui jaillissent éternellement du Cœur de ton Dieu!

Or, il y avait au pied de la croix un vase rempli de vinaigre. L’un des bourreaux, entendant la plainte de Jésus, prend une éponge, l’imbibe de ce vinaigre, et, la mettant à l’extrémité d’une tige d’hysope, il l’approche des lèvres desséchées et livides du Sauveur. " Laisse-le donc, criaient les Juifs nous verrons bien si le prophète Élie vient à son secours. " Jésus incline la tête et aspire le breuvage amer qui lui est présenté.

Combien de fois, ô mon Sauveur, vous ai-je abreuvé du vinaigre de ma vie tiède et de mon indifférente prière!… Combien de fois ai-je voulu me désaltérer moi-même aux sources amères du péché!… Et ma soif ne s’éteint pas, elle devient de plus en plus brûlante; ma langue aride et desséchée s’attache à mon palais; je sens que je me meurs si vous ne me donnez au plus tôt le céleste rafraîchissement de votre grâce!

Comme le cerf, las et haletant, soupire après les fontaines d’eau vive, comme la terre calcinée par les feux d’un soleil torride réclame l’abondante rosée du matin, ainsi mon âme vous cherche et vous désire, ô mon Dieu!…Quand m’envolerai-je vers vous? Quand verrai-je la beauté de votre face? Quand me perdrai-je en vous? Ô ma vie, ô ma force, ô mon amour, ô ma félicité!…Jusque-là, je m’abreuverai de mes larmes, et la nuit et le jour, et ne saurai que vous dire : " Venez, Seigneur Jésus, venez! "

Jésus, ayant aspiré quelques gouttes de vinaigre, dit :

" TOUT EST CONSOMMÉ! "

Oui, mon Sauveur, tout est consommé! L’œuvre sanglante de la Rédemption des âmes, entreprise par votre amour est achevée. Vous avez accompli tous les oracles des prophètes; vous avez réalisé toutes les figures de l’ancienne Alliance; vous avez obéi, jusqu’à la mort de la croix, à toutes les volontés de votre Père; vous avez épuisé toutes le rigueurs de sa Justice; vous avez payé, jusqu’à la dernière obole, tout le prix de notre rançon; il ne vous reste plus aucun sacrifice à faire, aucune souffrance à endurer, aucun opprobre à subir; vous avez goûté toutes les amertumes du calice de malédiction, rempli par la colère de Dieu et la méchanceté des hommes. Vous n’avez pu nous témoigner plus de charité, et nous n’avons pu vous témoigner plus d’ingratitude et de haine… tout est consommé!

Et maintenant, les âmes purifiées et renouvelées dans votre sang peuvent lever la tête vers les saintes montagnes : le ciel est redevenu leur Patrie! Elles peuvent tomber à genoux, joindre les mains et dire avec une tendre et filiale assurance : Mon Père! au Roi d’infinie Majesté, qui n’écoutait même plus votre voix, quand vous lui disiez : Mon Dieu!…la grâce que vous sollicitez pour vos bourreaux est accordée : Tout est consommé!… aujourd’hui, demain, quand notre heure sera venue, nous serons avec vous dans le Paradis. Oui, ô mon Jésus, après les épreuves de l’exil, après les luttes de la tentation, après les souffrances du corps et les angoisses du cœur, j’attends désormais sans crainte, le moment béni où l’Ange de la sainte mort viendra murmurer à mon oreille cette si douce parole : Tout est consommé!…Alors, dans un ineffable ravissement, mon âme s’échappera des murailles écroulées de ma prison, et, déployant ses ailes, elle s’envolera, comme la colombe des saints cantiques, jusqu’aux pures et lumineuses régions où se consommera ma félicité dans l’ivresse éternelle de votre amour!

Tout est consommé! Ah! quelle sera lugubre, au contraire, et pleine d’épouvante cette parole subitement révélatrice, pour le chrétien lâche et prévaricateur, qui aura passé les jours rapides de sa vie à mépriser votre loi, à blasphémer votre sang, à fouler aux pieds les trésors de vos grâces! Elle éclatera comme un coup de tonnerre sur sa tête éperdue… plus de richesses, plus de plaisirs, plus d’amis, plus de famille, plus de vie, plus d’espoir…plus rien! Non! plus rien.. qu’un cercueil pour le cadavre… Mais pour l’âme? Oh! pour l’âme… le jugement, l’éternité, l’enfer!… Tout sera alors consommé!

Mon Dieu! mon Dieu! ne m’abandonnez pas à cette heure suprême! Oubliez mes iniquités! Ayez pitié de moi et consommez en moi l’œuvre de vos infinies miséricordes, par les mérites de la Vie et de la Passion de mon Sauveur Jésus-Christ. Amen  

Chapitre

XX

La mort

Voix des prophètes

Il est mort au milieu de cruelles douleurs et après un jugement inique. Qui racontera pourtant sa génération? Il a été retranché de la terre des vivants. Mais, c’est à cause des crimes du peuple que je l’ai frappé. ( Is., LIII,8)

En ce jour, le Seigneur posera ses pieds sur la montagne qui est en face de Jérusalem. Et la montagne se divisant en deux, par le milieu, du côté de l’Orient et du côté de l’Occident, laissera une grande ouverture. En ce jour-là, on ne verra point de lumière, mais il n’y aura que froid et gelée. Il y aura un jour du Seigneur qui ne sera ni jour ni nuit, et sur le soir de ce jour-là, la lumière paraîtra. (Zac., XIV, 4,6,7)

Le visage de l’adorable Victime se contractait sous une pâleur plus livide. Tout le corps s’affaissait sur lui-même, comme si les clous ne pouvaient plus le soutenir. Le sang coulait toujours le long du bois, mais goutte à goutte : il n’en restait presque plus dans les veines. Le cœur n’avait plus que de faibles battements. Les paupières s’appesantissaient, voilant des yeux vitreux. Les lèvres se rapprochaient et se serraient convulsivement, somme pour retenir le dernier souffle. Soudain, les membres se raidissent, le regard s’élève vers le ciel, et, d’une vois forte et retentissante où l’on peut reconnaître le Dieu qui meurt, le Fils de Dieu s’écrie :

" MON PERE! JE REMETS MON AME ENTRE VOS MAINS! "

Puis laissant retomber sa tête sur sa poitrine, il expire!

Et voilà que les ténèbres qui s’étaient répandues sur la terre, depuis la sixième heure, se font plus épaisses, le voile du Temple se déchire par le milieu depuis le haut jusqu’en bas; les rochers se fendent; le sol s’ébranle; les tombeaux sont ouverts et de vénérables personnages ressuscités apparaissent dans plusieurs quartiers de la ville coupable. Témoin de ces prodiges, la foule consternée descend la montagne du Déicide en se frappant la poitrine, pendant que le centenier, qui avait présidé à l’exécution, saisi d’une crainte extrême, s’écrie : " Cet homme était vraiment le Fils de Dieu! " " Or, ajoute saint Pierre, le Christ était mort selon la chair; mais toujours vivant dans son âme, il alla porter la bonne nouvelle de la délivrance aux esprits captifs. "

" Le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis " et il n’est pas de plus grande preuve d’amour que de mourir pour ceux qu’on aime "

O mon âme, éveille-toi; sors enfin de ton assoupissement; contemple Celui qui vient de mourir sur la croix. Ne le reconnais-tu pas, ô mon âme? Ne reconnais-tu pas le corps sans vie de ton Sauveur, Fils unique de Dieu et Dieu lui-même? Vois-le, il vient d’expirer entre deux infâmes criminels, comme un lépreux, comme la honte et l’opprobre de Jérusalem. C’est pour toi qu’il a été couvert de plaies, criblé de blessures; c’est parce qu’il t’aimait qu’il s’est chargé de tes iniquités et s’est offert en victime à la Justice irritée de son Père! Et tu pourrais l’oublier encore!… Tu pourrais l’offenser, tu pourrais renouveler dans ton cœur les tortures de son crucifiement! O mon âme, sois anathème, si tu n’aimes pas Celui qui t’a aimé jusque-là!

O le plus fidèles des amis! O le plus tendre des pères! O le plus aimable des maîtres! Je vous aime! Je vous aime! Je vous aime! O Jésus! O Sauveur! que puis-je maintenant vous refuser.

Je vous donne mon âme. Vous l’avez achetée de tout le martyre de la vôtre. Jusqu’à la mort, mon adoration et ma prière ne feront plus que vous redire le dernier cri que vous faisiez monter vers votre Père : " Je remets mon âme entre vos mains "

Je vous donne mon cœur…Si le vôtre a cessé de battre, c’est qu’il m’a donné tout ce qu’il avait d’amour; il m’a aimé jusqu’à l’épuisement. O Cœur sacré de Jésus, comme vous attirez mon cœur, comme vous en avez faim et soif ! Pour le recevoir, le purifier et le consumer dans l’étreinte d’une éternelle dilection, vous allez tout à l’heure vous ouvrir sous le fer du soldat et votre dernière plaie mettra le comble à vos plus brûlants désirs.

Je vous donne mon corps. Le vôtre est là, pantelant sur l’arbre du supplice. Ah! vous ne lui avez épargné ni les privations, ni les durs labeurs, ni les accablantes fatigues, et, pour que le sacrifice fût complet, vous l’avez livré aux bourreaux pour en faire ce qu’ils voudraient. Avec quelle sauvage cruauté ils ont rempli leur tâche!… O corps adorable de Jésus! délices de votre Mère immaculée! vous n’êtes plus qu’une plaie! Du sommet de la tête à la plante des pieds, je ne vois que chairs broyées, blessures béantes, flots de sang…Ils vous avaient longuement contemplé, ces innombrables martyrs qui s’immolaient avec joie sous la dent des lions, sous les tenailles des tortionnaires et parmi les flammes des bûchers. Puis-je moi-même, en face de vos membres meurtris, entourer les miens de tant de délicatesse et de ménagements? Ah! vous me prêchez avec trop d’éloquence la mortification de la chair et de ses convoitises, pour que je n’attache pas à votre croix ce corps de péché, et que je n’en fasse pas l’hostie de mes continuels sacrifices.

Oui, ô mon Dieu crucifié, c’en est Fait!…Âme pour âme, cœur pour cœur, vie pour vie! Et, de tous les prodiges qui accompagnent votre divine mort, il n’en sera pas de plus grand que ma généreuse et constante fidélité à votre amour. Amen.  

XXI

Le glaive de douleur.

Voix des Prophètes

Comment le Seigneur a-t-il couvert de ténèbres la Fille de Sion? Elle ne cesse de pleurer pendant la nuit et ses larmes sont sur ses joues. Il n’y en a pas un qui la console de tous ceux qui lui étaient chers. Le Seigneur a envoyé d’en haut un feu dans mes os qui les a consumés; il m’a châtié. Il m’a rendue désolée et languissante pendant tout le jour…Le Consolateur qui devait me redonner la vie s’est retiré de moi… C’ est pour cela que je pleure et que mes yeux se fondent en eau… O vous tous qui passez pas le chemin, regardez et voyez s’il est une douleur semblable à ma douleur. (Jér., lam., I)

Les ténèbres de l’éclipse s’étaient dissipées, et les ombres du soir commençaient à tomber. Marie se tenait toujours étroitement embrassée à la Croix. Elle repassait dans son cœur les horribles scènes de cette lugubre journée, et, au souvenir de chacun des tourments, de chacune des paroles de son Bien-Aimé, ses yeux se changeaient en intarissables fontaines de larmes.

Nous sommes désormais les enfants de Marie, les enfants de son sacrifice et de son deuil! Approchons-nous de la croix, pleurons avec notre Mère, et, pour que sa douleur devienne notre douleur, recommençons en esprit, avec elle, le sanglant voyage qui l’a conduite de Jérusalem à la montagne de l’immolation.

Pilate venait de céder aux sauvages clameurs des Juifs et, tout en reconnaissant l’innocence de Jésus, il avait eu la lâcheté de le condamner à mort. Déjà la sainte Victime, chargée comme un autre Isaac du bois de l’holocauste, était traînée vers le lieu du supplice, quand sa pauvre Mère, recueillie durant la flagellation par des âmes compatissantes, apprit que tout espoir était perdu de sauver son Jésus adoré.

Dans un effort suprême, elle ranime son courage, et soutenue par l’apôtre saint Jean et quelques saintes femmes, elle se dirige du côté où la populace furieuse faisait entendre des cris de rage et de mort. Bientôt, elle aperçoit, au détour de la rue Damas, une foule énorme et tumultueuse; elle se hâte, se précipite, écarte les flots du peuple : la voilà près de Jésus!!…O Dieu! quelle rencontre! et quel spectacle pour le cœur d’une telle Mère!… Ce Fils chéri est complètement défiguré, on le traite comme le dernier et le plus abject des hommes... Ah! c’est bien l’homme de douleurs, entrevu par le prophète! ou plutôt il n’y a plus rien en lui de l’homme. C’est un ver de terre, écrasé et broyé sous les pieds des méchants!… Malgré la croûte de sang et de boue qui le couvre, Marie, sa mère, a bien su le reconnaître!… Éperdue, défaillante, elle étend vers lui les mains, l’embrasse et s’écrie : " O mon Fils! " et la douleur étouffe sa voix, elle ne peut faire entendre que des sanglots.

Un grand prince ayant été condamné à mort par ses sujets en révolte, s’avançait escorté de ses bourreaux, vers le lieu de l’exécution. Il allait arriver, quand une jeune fille haletante, échevelée, fend la foule, se précipite à sa rencontre, tombe à ses genoux en jetant ce cri : " Ah! mon Père! " et la royale enfant, tuée par l’excès de sa douleur, s’affaisse et expire. Hélas! Marie ne meurt point! un miracle retient la vie prête à s’échapper de son cœur, car il faut qu’elle vive pour offrir la grande immolation qui doit nous sauver.

Une barbare soldatesque l’arrache des bras de Jésus : le Disciple fidèle la reçoit dans les siens. Mais bientôt, sentant que son Fils s’éloigne, confondue parmi les soldats et les bourreaux, elle s’achemine à la suite du Condamné divin. Elle compte ses pas, elle écoute ses gémissements, elle entend les coups qui sont déchargés sur ses épaules sacrées, elle voit les flots de sang dont il arrose le chemin. Parfois elle voudrait s’élancer vers la lourde croix qui écrase les épaules du Sauveur, la porter à sa place… et toujours elle se voit repoussée avec colère.

Enfin on arrive au sommet de la montagne. Les Juifs vont assouvir leur infernale cruauté. Avec des cris de joie féroce, ils se jettent sur l’adorable Victime, la dépouillent violemment de cette robe sans couture, tissée des mains virginales de sa tendre Mère, et la renversent sur le dur tronc de la croix. Les bourreaux enfoncent les clous à grands coups de marteaux, dans les mains et dans les pieds…Les cruels! ils ne voient pas qu’ils frappent en même temps sur une autre victime! ils ne comprennent pas que chaque coup qui tombe sur le Fils, déchire et meurtrit la cœur de la Mère! ils n’entendent pas… ils se moquent peut-être de ses gémissements!

La barbare exécution est terminée. Voilà Jésus élevé en croix à la face du monde et à la face… oserai-je le dire?…à la face de sa Mère!… On lui permet d’approcher alors, il n’y a plus rien à redouter : Marie ne peut atteindre son divin Fils que du regard. Cette croix qui porte son Bien-Aimé, elle l’embrasse dans une étreinte ineffable de tendresse et de désolation. Et, tandis que le sang qui ruisselle des plaies de Jésus, coule sur le visage, sur les mains, sur les vêtements de Marie, cette Mère, sublime d’héroïsme et d’amour, recueille avidement les dernières paroles qui tombent des lèvres du Sauveur. Elle l’entend implorer la miséricorde de son Père, en faveur de ses bourreaux; elle l’entend pardonner au larron converti; elle l’entend lui dire à elle-même, de sa voix la plus douce et la plus tendre, en lui montrant du regard le disciple qu’il aimait : " Femme! voilà votre fils1 "

O bienheureux disciple, vous allez donc tenir la place de Jésus, auprès de Marie! Vous pourrez appeler Marie, votre Mère!… Mais ce bonheur, c’est le mien; car c’est en mon nom, c’est au nom de tous les pécheurs que saint Jean recueillait ce legs précieux.

Pendant que Jésus nous donne une si grande marque d’amour, il ne se trouve personne qui le puisse consoler. Il s’adresse à son Père, et son Père le voyant chargé de nos crimes, refuse en quelque sorte, de le reconnaître pour son Fils. "Mon Dieu! Mon Dieu! – s’écrie-t-il au comble de l’angoisse- pourquoi m’avez vous donc abandonné? " Il s’adresse à ses bourreaux et leur dit qu’une soit brûlante le dévore : " J’ai soif! " Et ces misérables ne répondent à ses plaintes que pas des ricanements, tandis que l’un d’eux, pour accroître son supplice lui présente une éponge imbibée de vinaigre… O Marie!… et vous étiez présente à cette dérision cruelle!

Agar, épouse d’Abraham, errait depuis quelques jours dans une solitude affreuse, avec son enfant. Celui-ci, épuisé de fatigue et mourant de soif, pleurait, couché sur le sable, et demandait un peu d’eau à sa mère. Mais où trouver une source dans cet aride désert? Que fera donc cette mère affligée. " Oh non! – se dit-elle- mon cœur n’y saurait tenir, je ne puis vois mon unique enfant, mon cher Ismaël, expirer dans les horreurs de la soif " Et, pour n’être pas témoin de sa cruelle agonie, elle s’éloigne en sanglotant et le laisse tout seul avec sa douleur!…

Marie ne s’éloigne point. La force de son âme égale celle de son amour. Jusqu’au dernier moment, elle reste debout au pied de la croix, soutenue par le bras puissant de Dieu qui lui communique assez de courage pour vivre d’un vie dont tous les instants sont d’incomparables martyres. Mais dites-nous, tendre Mère, quelle fut votre peine en voyant votre Fils, votre Jésus languir de soif, en l’entendant, du haut de sa croix, solliciter une goutte d’eau, sans qu’il vous fût possible de le soulager? Ah! si, broyant votre cœur, vous aviez pu en exprimer un rafraîchissant breuvage, comme vous vous seriez empressée de le faire! O Marie! Frappez, frappez le rocher de mon cœur, pour en faire jaillir une source de larmes! Voilà le seul breuvage capable d’étancher la soif de Jésus! Hélas! pourquoi faut-il que moi aussi, je le lui refuse? Pourquoi n’ai-je à lui offrir que le vinaigre de mon ingrate dureté!

Succombant à l’excès de ses douleurs, Jésus remet son âme entre les mains de son Père, et il expire!… Jésus est mort!… Et Marie, Marie sa Mère est encore au pied de la croix!

Par une sorte de cruelle pitié, la loi pénale voulait qu’après un certain nombres d’heures, on rompît les jambes des malheureux crucifiés, pour hâter le terme de leur supplice. Vers le soir, des soldats, armés de lances, et des bourreaux, munis de barres de fer gravissent une dernière fois la montagne du crime. Ils s’occupent d’abords des deux larrons et les frappent de leurs lourdes barres. Oh! qu’il fut terrible pour Marie, d’entendre le sourd craquement des muscles et des os et les cris d’agonie des deux victimes, dont l’une était le premier-né de ses prières, le fils de sa seconde maternité!…Mais, qui pourrait dire l’angoisse qui étreignit son âme, lorsqu’elle vit les exécuteurs s’approcher de la croix de Jésus! Ils examinent avec attention le corps adorable et reconnaissent qu’il est bien mort. Toutefois, pour plus de sûreté, un soldat brandit sa lance et s’apprête à transpercer le cœur… Arrête! barbare, arrête! ne frappe pas; aie pitié de cette Mère, que tu vois encore vivante aux pieds du cadavre de son Fils!… Il ne m’écoute point; il plonge son arme dans la poitrine de Jésus et fait à son Cœur un horrible plaie. La croix est ébranlée par la violence du coup, et, quand le fer se retire, il dégoutte de l’eau et du sang qui guérissent les péchés du monde…L’âme de Jésus n’était plus là pour souffrir de la blessure; mais l’âme de sa Mère… ah! votre âme, ô Marie, était tout entière dans ce cœur déchiré, et c’est elle qui fut transpercée par la lance du soldat : anima Jesu jam ibi non erat, sed tua planè avelli nequibat (Saint Bernard)

Regardez, ô Mère, voici devant vous, le meurtrier de votre Fils! c’est moi, ce sont mes péchés qui ont percé les pieds et les mains de Jésus, déchiré son Cœur plein d’amour. Voici le criminel… O Marie, je n’ai droit qu’à vos malédictions, je ne mérite ni pitié, ni miséricorde. Mais que dis-je! Marie ne sait que pardonner et bénir! Elle abaisse sur moi ses regards voilés de larmes et me montrant le corps inanimé de son Fils : " Il a voulu, dit-elle, que je sois ta mère!…Veux-tu être mon enfant? Veux-tu être, pour moi, un autre Jésus? " - Quoi donc! moi qui l’ai fait mourir! moi! Votre enfant pour remplacer Jésus! Eh bien oui! Mère désolée, vous serez ma Mère!…Le voilà, ce cœur qui vous a tant coûté!…ma volonté, mon âme, mon corps, ma vie… tout est à vous! Mais, ce méchant cœur, rendez-le digne de vous, pénétrez-le de repentir, et donnez à mes yeux de pleurer sans cesse avec vous, au pied de la croix, mes innombrables péchés, qui ont causé la Passion de Jésus et vos excessives douleurs ! Amen.

Chapitre

XXII

La descente de la croix

 

Voix des prophètes

Ils jetteront les yeux sur moi, qu’ils ont percé, et ils gémiront avec larmes et soupirs, comme on pleure un fils unique. En ce temps-là, il y aura un grand deuil dans Jérusalem. Tous seront dans les larmes, une famille à part, et une autre famille à part. (Zac., XII, 10,11,12)

 

Une solitude profonde s’était faite sur le Calvaire. Au pied de la croix, où pendait la dépouille sacrée, se pressaient l’apôtre saint Jean et les saintes femmes, les uns à genoux, les autres debout, contemplant le corps livide et inanimé du Sauveur Jésus. Les poitrines oppressées comprimaient leurs gémissements, dans la crainte d’ajouter à la douleur commune, et aussi pour ne point troubler le deuil de la divine Mère, dont les lèvres demeuraient collées au bois sanglant.

Après les horribles scènes de l’exécution, après les cris barbares de la foule, après les dernières paroles de l’Homme-Dieu, après la fuite tumultueuse du peuple, épouvanté des prodiges qui venaient de s’accomplir, les cœurs désolés goûtaient ce charme amer de pleurer seuls, qui est le suprême besoin de toute grande affliction.

Absorbés par l’immensité de leur douleur, ils n’avaient point remarqué l’approche d’une petite troupe d’hommes qui s’avançaient en silence, munis d’échelles, de cordes, et de tout ce qui est nécessaire pour l’ensevelissement.

A leur vue, Marie s’alarme, craignant un nouvel outrage pour son Bien-Aimé…Pressentiez-vous, à cette heure lugubre, ô ma Mère, que trop souvent les hommes ne s’approcheraient de la croix que pour insulter à la Passion de votre Fils et profaner la grâce de son précieux Sang?… Du moins, cette même croix qui révèle la méchanceté des pervers, attire et découvre les âmes justes et aimantes.

C’étaient de telles âmes qui venaient pleurer avec Marie, avec son Fils d’adoption et les saintes femmes, et rendre les suprêmes devoirs à l’adorable Victime des pécheurs. Elles étaient conduites par Joseph d’Arimathie et Nicodème, disciples secrets du divin Maître. Joseph était un sénateur, homme de bien et pratiquant la justice. Il n’avait pas consenti au dessein ni aux actions des autres, parce qu’il attendait aussi le royaume de Dieu. Nicodème était un homme instruit dans les Écritures, le même qui venait trouver Jésus pendant la nuit, de peur des Juifs, et qui avait appris de lui la doctrine de la régénération.

Joseph, en sa qualité de sénateur, était allé trouvé Pilate et il en avait obtenu l’autorisation de recueillir le corps de Jésus. Il s’était alors muni d’un linceul blanc, pour l’ensevelir, et il avait prié Nicodème de l’accompagner au calvaire. Nicodème apportait avec lui environ cent livres de myrrhe et d’aloès. Suivis de leurs aides, ils abordèrent la Sainte Vierge avec la vénération et la sympathie les plus profondes, lui dirent ce qu’ils avaient fait, et lui demandèrent la permission de détacher le corps de son Fils. Le cœur pénétré de la plus tendre dévotion aux douleurs de la Mère Immaculée, ils firent leurs préparatifs et dressèrent l’échelle contre la croix. Joseph monta le premier, et Nicodème le suivit. Marie, Jean et les saintes femmes restèrent immédiatement au-dessous d’eux. Il semblait que quelque grâce surnaturelle s’échappât du corps adorable et les environnât, calmant et subjuguant toutes leurs pensées et les tenant en silence dans l’adoration la plus vive et la plus profonde.

D’un main douce, hardi et tremblant à la fois, comme si sa timidité naturelle s’était développée en une vénération surnaturelle, Joseph saisit la couronne d’épines, il la soulève délicatement de la tête sur laquelle elle était fixée, la détache de la chevelure entremêlée, et , sans oser la baiser, il la passe à Nicodème. Celui-ci la tend à Jean, de qui Marie la reçoit, à genoux avec une dévotion telle que nul autre cœur que le sien ne pouvait en contenir de semblable. Chaque pointe, teinte de sang, paraissait comme douée de vie, et, en pénétrant dans le cœur de la Mère, elle la rendait de plus en plus participante de la Passion rédemptrice. (Faber)

Qui pourrait dire avec quelle vénération, tandis que le corps glacé était une fournaise d’amour brûlant contre son cœur, Joseph détachait les clous, de manière à ne pas mutiler ni meurtrir les mains et les pieds sacrés qu’ils perçaient? Chaque clou était passé en silence à Marie. La sainte Mère se penchait avec une adoration d’indescriptible douleur sur ces muettes reliques, à mesure qu’elles descendaient de la croix, couvertes comme d’une croûte, peut-être encore mouillées par le précieux sang. Ah! quelles nouvelles blessures tous ces instruments de la Passion ne faisaient-ils pas dans son cœur; quelles anciennes blessures n’y rouvraient-ils pas?

Il devait venir encore une plus grande douleur. Le corps fut détaché de la croix…Marie est toujours agenouillée sur le sol; et, de ses mains tachées de sang, elle prépare le blanc linceul qui doit recevoir son Fils.

D’en haut, le corps descendait lentement. Joseph tremblait sous le fardeau sacré, même tandis que Nicodème l’aidait. Jean étend les mains et soutient la tête adorable, pour qu’elle n’éprouve aucune secousse. Madeleine soutient les pieds; elle était à son ancien poste, la plus sublime des pénitentes, la plus belle des âmes qui ont reçu leur pardon. Pendant un moment, Marie se prosterne dans une agonie de muette adoration, ensuite, elle reçoit le corps sur ses bras étendus.

O Marie, quand mon âme sanctifiée par la présence spirituelle de Jésus, se change soudain en un ténébreux Calvaire, quand mes passions maudites attachent votre Fils à la Croix du péché, vous accourez aussitôt; vous êtes là encore, pour recueillir la sanglante Victime de ma perversité. O Mère! comme vous l’étreignez douloureusement dans vos bras! Comme vous la pressez sur votre sein déchiré! Avec quelle tendresse désolée, vous contemplez les profondes blessures que je lui ai faites! Et comme vos larmes coulent abondantes pour laver les souillures dont je l’ai flétrie! Gardez! oh! gardez bien le Dieu que j’ai perdu, l’Ami, le Frère que j’ai trahi! Et ne tardez pas, ô Mère de miséricorde, à me le rendre plein de vie, de grâce et d’amour.

Le petit enfant de Bethléem repose donc une dernière fois sur le sein de sa Mère. Tout autour, Jean et Madeleine, Joseph, Nicodème et les pieuses femmes l’adorent dans une silencieuse désolation.

Puis, Marie se relève, portant toujours le fardeau, aussi légèrement qu’aux jours lointains de la fuite en Égypte, et elle s’assied sur l’herbe, avec Jésus étendu sur ses genoux.

Avec la tendresse la plus délicate et la plus minutieuse, elle lisse ses longs cheveux. Elle ne lave pas le sang du corps, ce sang a trop de prix; mais elle ferme chaque plaie, chaque marque de la flagellation, chaque piqûre des épines, avec le mélange de myrrhe et d’aloès apporté par Nicodème.

Enfin, domptant son cœur, sans écouter les réclamations de sa tendresse, elle ramène le linceul sur cette tête chérie et noue la bandelette qui doit la retenir.

ET MARIE PLEURAIT! les saintes femmes pleuraient; les deux nobles vieillards pleuraient; le ciel et la terre pleuraient, et toutes ces larmes se mêlaient à celle de la pauvre Mère, épuisée de la tâche surhumaine qu’elle venait d’accomplir.

Jean le bien-aimé pleurait aussi, et, la tête penchée, les mains jointes sur le corps de son Maître adoré : " O mon Seigneur et mon Dieu,- disait-il- pourquoi nous avez-vous quittés?…O ma lumière, ô mon allégresse, ô ma vie, que vais-je devenir sans vous?…Ah! que ne m’ont-ils crucifié avec vous?… "

Marie, touché d’une si grande douleur et s’oubliant elle-même, pose sa main ensanglantée sur les mains jointes du disciple : " Mon Fils! " lui dit-elle. Jean lève les yeux : " Oh! oui, ma Mère! Vous êtes ma Mère "

Et les larmes coulaient toujours, mais plus douces, plus consolées. La pensée qu’une telle Mère restait aux cœurs orphelins, transfigurait la désolation et commençait à l’illuminer d’espérance.

O Marie, tendre et compatissante Marie, rappelez ainsi à toutes les âmes qui ont eu le malheur de perdre Jésus, que du moins elles ont encore une Mère! Bénissez de votre main virginale et rougie du sang divin, ces pauvres âmes dévastées qui pleurent et souffrent sans espoir, sur l’aride et ténébreux Calvaire du péché, et aussitôt, le souvenir de votre nom si doux et si plein de miséricorde, rayonnera devant elles, comme l’étoile messagère du grand jour de la prochaine résurrection. Amen

Chapitre

XXIII

La sépulture

Voix des Prophètes

Le Seigneur lui donnera les impies, pour prix de sa sépulture, et les riches, pour la reconnaissance de sa mort, parce qu’il n’a point commis l’iniquité et que le mensonge n’a point souillé ses lèvres. (Is., LII,9)

J’ai été considéré comme un de ceux qui descendent dans la fosse, comme un de ceux qui, ayant succombé à leurs blessures, dorment dans les sépulcres, comme un de ceux dont vous ne vous souvenez plus et qui ont été rejetés de votre main. On m’a déposé dans une retraite profonde, au sein des ténèbres et à l’ombre du trépas. (Ps. LXXXVII, 5,6,7)

Laissez faire Marie, afin qu’elle garde ce parfum pour le jour de ma sépulture, car vous ne m’aurez pas toujours avec vous. (Notre-Seigneur en saint Jean, XXII, 7,8)

Les ombres du soir tombaient rapidement et silencieuses autour de la divine Mère, assise au pied de la croix, tenant sur ses genoux la tête couverte de son Fils inanimé.

Il peut sembler étrange qu’une mère ait choisi pour son repos le pied même de cet arbre cruel sur lequel son Fils était mort, et qui était encore humecté de son précieux sang. Mais, c’est précisément au même endroit que, guidés par un instinct semblable à celui de Marie, que les affligés sont venus se reposer. C’est là qu’ils ont trouvé la paix, quand pour eux, il n’y avait nulle paix dans le monde.

Le sommet du Calvaire est un lieu d’enchantement, depuis que Jésus y a été crucifié et que Marie s’y est assise. Là, ont été séchées des larmes qui avaient semblé ne pouvoir cesser de couler. Là, ont consenti à vivre, des cœurs qui, auparavant, voulaient mourir. Là, la veuve a trouvé un autre époux, un Époux céleste. La mère y a retrouvé les enfants qu’elle avait perdus. Les orphelins y sont allés dans les ténèbres, et, quand ils eurent cessé leurs sanglots, ils se sont trouvés dans les bras de leur nouvelle Mère, Marie! Là, des milliers de cœurs ont découvert combien il leur était bon d’avoir été brisés, car la déchirure faite par l’épreuve leur faisait voir Dieu.

Assise au pied de la croix, et portant le Christ mort sur ses genoux comme sur un trône, Marie a laissé après elle un héritage inépuisable de bénédiction à toutes les âmes, en attachant à leur félicité la condition de résider sur le sommet du Calvaire (Faber)

Mais le temps était venu, et la divine Mère invita avec une calme résignation, les disciples qui étaient alentour à former le cortège vers le tombeau. Avec un héroïsme sublime, mais non cependant sans subir le plus cruel martyre, Marie céda le Trésor qui reposait sur ses genoux. Ah! ce Trésor était bien à nous, Mère aimée, il était devenu la propriété, l’héritage des pécheurs, et vous-même, n’êtes-vous pas devenue notre Mère? Joseph et Nicodème reçoivent avec vénération et amour, l’adorable fardeau qui leur est confié, et suivis de Marie, de Jean, et de Madeleine, de saintes femmes, du centurion converti, et peut-être aussi de quelques apôtres, revenus de leur première épouvante, ils se dirigent en silence vers le sépulcre.

La foule grossière n’interrompit pas le recueillement de cette merveilleuse procession; elle s’était retirée depuis longtemps de la colline sacrée. Le tremblement de terre avait calmé un grand nombre de cœurs et la cité populeuse avait assez de penser à elle-même. Car il y avait eu aussi, dans les rues de Jérusalem, des processions, d’étranges processions de morts, propres à faire rentrer les hommes dans leurs demeures, pour s’y enfermer, parlant bas et pensant à Dieu. Une ombre de tristesse voilait les cœurs. Un grand nombre pleuraient, tous étaient fatigués, assombris, accablés d’une terreur divine. Il semblait que les trompettes de Titus retentissaient déjà sous les remparts de la ville sainte… Pauvre Jérusalem! il y a longtemps que Dieu t’aime, et qu’il t’aime d’une tendresse mystérieuse; mais le crime de ce jour a comblé la mesure; ton sort est décidé et va bientôt t’atteindre. Et voilà que du sommet de cette colline, voilée par le sombre crépuscule, on porte à son tombeau, le corps de ton Roi rejeté.

Quelles formes et quelles ombres terribles d’histoire, de prophéties et de mystères divins se rassemblent au milieu des ténèbres, comme les bannières flottantes de cette procession sacrée! Est-ce là que devait aboutir la Création? à voir un petit nombre de créatures fidèles portant le Créateur mort à une tombe taillée dans le roc, et une mère mortelle qui compte moins de cinquante années, menant le deuil comme la Mère véritable de l’Éternel! Les Anges silencieux sont rangés alentour en phalanges serrées, presque effrayés de leur science, tant le mystère est accablant ( Faber)

Tous s’avancent avec lenteur, sous la mélancolique lumière de la lune pascale, qui rendait cette scène si profondément triste, si tristement belle! Personne ne parlait, aucun chant funèbre ne se faisait entendre : même la harpe inspirée de David n’aurait pu produire de mélodies assez douces, assez lugubres, assez solennelles pour de telles funérailles. " La bouche parle de l’abondance du cœur ", mais il y a des temps où le cœur est trop plein, et alors il ne peut parler. La souffrance humaine n’est pas sans limites, cependant celle de toutes ces âmes, celle de Marie en particulier, était alors arrivée sur les limites de l’infini!…Cette pauvre Mère n’était plus capable que d’un seul sacrifice, et ce dernier sacrifice, elle était occupée à l’accomplir.

On arrive enfin à l’entrée du jardin et l’on se dirige vers le sépulcre que Joseph d’Arimathie s’était fait tailler dans le roc pour lui-même. Marie pénètre sous la voûte humide, appuyée sur les bras de saint Jean. Elle-même dispose tout de ses mains maternelles. Oh! combien doucement la tête de Jésus est placée dans la tombe! Marie ajuste le linceul, met ensemble les pieds qui avaient été si cruellement joints pendant trois heures sur la croix. Elle prend ensuite les instruments de la Passion, les baise et les dépose dans la tombe.

Ce fut alors le moment du dernier regard : Oh! qu’elle devait paraître pâle, la face vénérable et sacré de Jésus, à la faible et vacillante lueur de la torche qui éclairait le sépulcre! Ils étaient fermés, ces yeux dont un seul regard avait converti Pierre. Elles étaient muettes, ces lèvres qui, peu de temps auparavant, avaient proféré sur la croix ces sept paroles merveilleuses, dont le son n’était pas éteint pour l’oreille attentive de Marie!… Il y eu dans le monde beaucoup de dernier regard; bien des tombeaux se son clos, se sont clos sur des mondes d’espérance et d’amour, enfermant souvent plus de la vie du survivant que la mort n’en n’avait enlevé à celui qui n’était plus. Cependant, jamais douleur n’approcha de celle de Marie. Elle est unique et sans égale, parce que Celle qui pleurait et Celui qui était pleuré étaient l’un et l’autre incomparables!

Pour une âme, être sans Jésus-Christ, c’est l’enfer. Pour Marie, pour sa propre Mère, être sans Jésus-Christ, et pendant la nuit qui suit un tel jour, oh! cette affliction se déroule devant nous, comme une vaste mer couverte de ténèbres!… et c’est tout ce que nous savons. (Faber)

Tous ceux qui avaient assisté à la sépulture fléchirent le genou devant la dépouille mortelle et l’adorèrent profondément; puis ils s’en arrachèrent à regret et s’éloignèrent en silence. Joseph roula une grosse pierre à l’entrée du tombeau et s’en alla aussi. Marie, Jean et Madeleine retournèrent lentement sur le calvaire. La Croix était gisante sur le chemin. Marie s’arrêta quelques instants, s’agenouilla pour adorer et baiser le bois sanglant. Lorsqu’elle se releva, ses lèvres étaient empourprées… ô lèvres saintes! marquées du terrible sceau de l’amour de Dieu!… O douce Marie! Combien de choses se sont passées, depuis le jour où, ravie et confuse des merveilles de votre Maternité divine, vous chantiez les strophes triomphantes du Magnificat!

Cependant on s’approchait de Jérusalem. Épuisée de fatigue et de douleur, Marie marchait avec peine, toujours appuyée sur les bras de Jean et de Madeleine. Ceux qui la rencontraient avaient le cœur transpercé à la vue d’une pareille affliction, et ils s’arrêtaient pour la consoler; mais les paroles expiraient sur leurs lèvres et ils ne savaient que mêler leurs larmes à ses larmes.

O chrétien! approche-toi de ta Mère et suis-la en pleurant, jusque dans la retraite silencieuse où saint Jean la conduit pour passer les jours de deuil. N’essaye point de lui parler : elle ne veut point être consolée parce que son Bien-Aimé n’est plus. Mais rappelle-toi, dans l’amertume de tes souvenirs, combien de fois tu as retourné le glaive dans la plaie de ce tendre Cœur, comprends enfin que tant d’amour ne devait pas être payé de tant de cruauté, et porte à jamais dans ton âme le deuil du Dieu que tes péchés ont fait mourir. Amen.

Chapitre

XXIV

Le triomphe

Voix des Prophètes

En ce jour-là, le rejeton de Jessé sera exposé devant tous les peuples, comme l’étendard de ralliement; les nations lui adresseront leurs prières et son sépulcre sera rayonnant de gloire. (Is., XI,10)

Mon cœur s’est réjoui et ma langue a chanté et ma chair se reposera dans l’espérance, parce que vous ne délaisserez pas mon âme dans les lieux inférieurs et vous ne souffrirez pas que votre Saint éprouve la corruption. (Ps. XV, 9,10)

Cette nation perverse et adultère demande un prodige, et il ne lui en sera point donné d’autre que celui du prophète Jonas. Car, de même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre d’un poisson, ainsi le Fils de l’Homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre. (Notre-Seigneur en saint Matthieu, XII, 39,40)

Ne parlez à personne de ce que vous venez de voir, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. (Notre-Seigneur sur le Thabor. Matthieu, XVI, 9)

Le lendemain, sans nul respect pour le repos du grand sabbat, les ennemis de Jésus, effrayés des prodiges qui avaient accompagné son dernier soupir, mais toujours aveuglés par la haine, allèrent trouver Ponce-Pilate, et lui dirent : " Ce séducteur a prédit qu’il ressusciterait au bout de trois jours. Nous vous demandons en conséquence d’ordonner que le tombeau soit gardé jusqu’au troisième jour, de peur que ses disciples ne viennent enlever son corps et ne proclament ensuite sa prétendue résurrection. Cette seconde erreur ferait encore plus de mal que la première. " - " Vous avez des gardes à votre disposition, répondit Pilate, allez et surveillez le tombeau comme vous l’entendrez. "

Ils munirent donc le sépulcre du sceau national et placèrent auprès un poste de soldats.

Or, le jour suivant, que nous appelons Dimanche, de grand matin, un Ange éblouissant de lumière descendit du ciel, renversa la pierre qui fermait l’entrée du tombeau et s’assit dessus, pendant qu’un tremblement de terre agitait la montagne du crucifiement. Saisis de terreur, les gardes tombèrent comme frappés de la foudre, puis, s’étant relevés, ils s’enfuirent à Jérusalem et racontèrent aux princes des prêtres ce qui venait de se passer. Après délibération du conseil des Anciens, il fut convenu qu’on paierait les gardes, pour publier que les Apôtres avaient profité de leur sommeil pour enlever le corps de leur Maître.

Cependant Notre-Seigneur s’était montré d’abord, sans doute, à sa sainte Mère, ensuite à Madeleine, aux pieuses femmes qui lui avaient donné les derniers soins, à Pierre, à Jean, aux disciples d’Emmaüs et aux Apôtres réunis. Durant quarante jours, il vécut parmi les siens, achevant de les édifier et de les instruire. Puis, après s’être entretenu avec plus de cinq cents fidèles réunis, il remonta vers son Père, en présence de ses apôtres et d’un grand nombre de disciples.

Tel est le récit abrégé du triomphant prodige, qui couronna le drame de la Passion de Jésus Nazareth.

Est-ce donc un Dieu? Ou bien n’est-ce qu’un homme qui a souffert et qui est mort?

Si ce n’est qu’un homme, tout est fini au tombeau au Golgotha et l’humanité ne doit pas de larmes à sa poussière : il n’a fait que subir le juste châtiment de son imposture.

Mais si c’est un Dieu, il faut que le monde entier le sache à ne pouvoir s’y méprendre, afin de lui payer le tribut de sa reconnaissance et de ses adorations.

Or, un Dieu ne pouvait donner un témoignage plus éclatant, plus illustre, plus décisif de sa divinité, que de se ressusciter lui-même.

Toute la question est donc de savoir si vraiment Jésus-Christ est sorti du sépulcre, vainqueur de la mort, ainsi qu’il l’avait formellement prédit à plusieurs reprises.

Les Juifs le nient, les Apôtres l’affirment, et, avec les Apôtres, dix-neuf siècles de christianisme.

Écartons d’abord les objections des Juifs.

Ils disent que les Apôtres de Jésus sont venus enlever son corps pendant que les gardes dormaient. " Si vos gardes dormaient, répond saint Augustin, ils n’ont pu vous instruire de ce qui s’est passé? " Un homme qui dort peu bien rêver, mais il ne voit rien de ce qui se fait à ses côtés, et encore moins peut-il en rendre témoignage.

Au reste, peut-on supposer qu’un poste militaire tout entier, y compris la sentinelle, se soit avisé de dormir, alors qu’il était chargé d’une surveillance aussi importante? Peut-on supposer que le sommeil des gardes fût si profond que le bruit des pas, l’enlèvement et le roulement de l’énorme pierre qui fermait le sépulcre ne les aient pas réveillés? Non! pas même un seul? N’insistons pas!

On sait la rigueur de la discipline militaire, relativement aux soldats de faction. Dans l’armée romaine, celui qui cédait au sommeil était puni de mort. Cependant, que voyons-nous? Au lieu de payer de la vie leur négligence prétendue, ces gardes sont payés pour dire qu’ils dormaient!!! Le mensonge pouvait-il se mentir à lui-même d’une manière plus éclatante?

Soit! ils ne dormaient pas. Mais les apôtres sont venus en armes et les soldats n’ont pu résister à la violence de l’attaque.

Les Apôtres! on a donc oublié qu’il y a trois jours à peine, Simon Pierre, leur chef, le plus ardent des douze, trembla devant une servante et renia son Maître, jusqu'à trois fois…On a oublié que, sans aucune menace de la part des Juifs, ils s’enfuirent tous et, à l’exception d’un seul, coururent se cacher pendant la Passion!… Et l’on osera nous dire que ce renégat, ces hommes pusillanimes qui ont lâchement abandonné leur Bienfaiteur et leur Père, alors qu’il vivait, se sont témérairement exposés à la mort pour dérober son cadavre? Vraiment! ils sont devenus tout à coup bien hardis!

Mais, peut-être ont-ils acheté, à prix d’argent, le silence et la complicité des soldats.

Cet argent, où donc l’auraient-ils pris? Pauvres hommes, vivant avec peine du fruit de leur pêche! Un jour il fallu que le Sauveur fit un miracle pour acquitter leurs modestes contributions. Et l’on voudrait qu’ils aient pu réunir une somme assez considérable pour acheter la conscience de soldats romains?…Et pas un seul de ces soldats ne s’est révolté contre un pareil trafic? Et tous on pu échapper à la mort qui devait être le prix de leur trahison?

Il faut donc en convenir, on se saurait admettre l’explication des Juifs sans se heurter à une montagne d’impossibilités, sans s’acculer à d’absurdes contradictions, sans mentir effrontément au plus vulgaire bon sens.

Reste le témoignage des apôtres qui nous affirment la résurrection de Jésus-Christ.

Faut-il croire à ce témoignage? Nécessairement, puisque la disparition de Jésus-Christ de son tombeau ne peut être expliquée d’une autre manière. Nous pourrions donc nous en tenir là et conclure logiquement au miracle. Néanmoins, pour une surabondance de démonstration, examinons le valeur de ce témoignage.

A moins de renier ma raison, je ne puis me refuser de croire à la parole d’hommes qui, d’une part, sont parfaitement instruits de ce qu’ils avancent, et, de l’autre, ne cherchent pas à surprendre ma bonne foi; qui ne sont, en un mot, ni trompés, ni trompeurs.

Or, les apôtres se sont-ils laissés tromper? Loin de là, ils n’étaient rien que moins disposés à croire. Ce n’est qu’après des résistances, je dirai presque des répugnances extrêmes, qu’ils se sont enfin rendus à l’évidence du prodige.

Bien que Jésus leur eût dit et répété que le Fils de l’homme ressusciterait le troisième jour, ils traitent de rêve et de délire le récit de Madeleine et des saintes femmes auxquelles il est apparu. – Les disciples d’Emmaüs viennent leur apprendre la même nouvelle, ils ne se rendent pas davantage. –Jésus se montre au milieu de leur réunion, ils doutent encore; il faut que le Sauveur mange avec eux et se fasse toucher de leurs mains pour leur prouver qu’il n’est pas un fantôme imaginaire. –Mais, l’un deux est absent. A son retour, les dix autres pleins de joie, lui racontent ce qui vient de se passer : " Non! –répond saint Thomas, - si je ne vois moi-même dans ses mains et dans ses pieds la marques des clous; si je ne mets mon doigt dans ses blessures et ma main dans la plaie de son côté, je ne croirai point! " Peu après, Jésus se montre de nouveau. Cette fois, Thomas est présent : " Viens, - lui dit le Seigneur, - mets ton doigt dans les blessures des clous, ta main dans la plaie de mon côté, et ne sois plus incrédule, mais fidèle. " C’est alors seulement que Thomas, vaincu par la force de l’évidence, tombe aux pieds de son Maître et s’écrie : " Mon Seigneur et mon Dieu! " Et c’est pendant quarante jours que ces apparitions se sont renouvelées, tantôt dans l’intérieur du cénacle, tantôt sur le bord de la mer, tantôt sur les routes publiques, tantôt sur le sommet des montagnes de Judée et de Galilée. Et ce n’est pas en secret qu’elles ont eu lieu : plus de cinq cents disciples ont pu voir et entendre en même temps le divin Ressuscité.

Aussi, écoutons saint Jean, rassemblant toute l’énergie du témoignage, pour dire à l’univers : "  Ce que nous avançons du Verbe, nous l’avons vu, nous l’avons entendu, nos mains l’ont palpé en mille manières… Nous sommes des témoins qui avons mangé et bu avec lui après sa résurrection. "

Avouons-le, jamais certitude n’a été mieux établie! A coup sûr, voilà des témoins parfaitement éclairements. Mais, sont-ils sincères?

Les apôtres ne se sont pas laissé tromper, c’est incontestable; mais, n’ont-ils pas essayé de nous tromper nous-mêmes? Sans doute, les apôtres n’étaient pas sans défauts : ils étaient d’une intelligence grossière, d’une foi hésitante, d’un cœur étroit, jaloux, et timides jusqu’à la lâcheté; du moins, ils étaient francs. Leurs défauts, c’est par eux-mêmes que nous les connaissons. Ils ont toujours dit la vérité, même quand la vérité flétrissait leur caractère et leur conduite. Il suffit de lire quelques pages des saints Évangiles pour s’en convaincre. Nul n’a donc le droit de suspecter leur sincérité.

D’ailleurs, on ne ment pas sans motif, sans y avoir un intérêt, un avantage quelconque. Or, quel intérêt pouvaient avoir les apôtres, à proclamer une prétendue résurrection de leur Maître? La pauvreté, les opprobres, les fatigues, la persécution, les chaînes, le martyre : voilà tout ce qu’ils attendaient; et nous savons que leur attente ne fut pas déçue. Ce serait donc à la gloire d’une fable, ce serait pour la propagation d’une imposture, qu’ils auraient affronté cette vie de tribulations et de misères, qu’ils auraient versé tout leur sang dans les plus épouvantables supplices!…Et, dans l’horreur des tortures, pas un seul ne se serait rétracté et n’aurait dénoncé la supercherie de ses complices!….En vérité, ces hommes seraient les plus étonnants menteurs qu’on pût jamais rencontrer!

Reconnaissons donc qu’il n’est pas possible de mieux prouver la sincérité de son témoignage et disons avec Pascal : " Je crois volontiers à des témoins qui se font égorger. "

Oui! Je crois au dogme de la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ. J’y crois, sans doute, avec les apôtres dont la parole m’offre d’invincibles garanties de certitude. Mais j’y crois surtout avec Dieu lui-même qui en a témoigné hautement par des prodiges sans nombre, prodiges positifs et irréfutables, qui sont acquis à l’histoire et qui défient toutes les attaques de la critique la plus malveillante.

J’y crois avec tous les morts que Dieu a rappelés à la vie, avec tous les malades qu’il a rendus à la santé, avec tous les infidèles qu’il a convertis, avec tous les philosophes et tous les savants qu’il a convaincu, avec les Césars qu’il a contraints de s’agenouiller devant la croix de son Fils, avec les nations qu’il a régénérées dans le sang du Calvaire.

J’y crois avec les millions de martyrs qui l’ont confessé dans les flammes des bûchers et sous le glaive des bourreaux.

J’y crois avec tous les Docteurs de la sainte Église, dont le génie s’est fait gloire d’une foi si solidement établie.

J’y crois avec tous les siècles qui se rediront l’un à l’autre, jusqu’au denier, cette puissante et immortelle affirmation de notre Credo :

" IL EST RESSUSCITÉ LE TROISIEME JOUR! "

" ET RESURREXIT TERTIA DIE "

Oui, je crois à la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu et Fils de Marie, qui est descendu du ciel pour mon salut, qui a souffert et qui est mort sous Ponce-Pilate. J’y crois, comme au présage infaillible de ma propre résurrection et au fondement les plus assuré de mes éternelles espérances. Amen.

Auteur Abbé Weber.

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Exercice du Crucifix

Au témoignage des saints, et en particulier de saint Bernard, rien n’est plus propre que cet Exercice à émouvoir une âme, à lui inspirer le repentir de ses péchés et l’amour de Notre-Seigneur, à la déterminer à de généreuses résolutions. Pour en recueillir tout le fruit, on tient entres ses mains, ou l’on dispose devant soi un Crucifix de suffisante dimension. On le contemple quelques instants en silence, avec toute son âme et tout son cœur. Ensuite, on lit lentement les considérations et aspirations qui suivent, s’arrêtant après l’adoration de chaque plaie pour le baiser, et réciter un Pater. Par respect pour la Majesté infinie du Souverain Seigneur Jésus, et aussi par un sentiment d’humilité confuse et repentante, on s’abstient de baiser les plaies de la tête, des yeux et des lèvres.

Jésus est mort!…Il est mort sur la croix!…Et pourtant il n’aurait jamais dû mourir Celui qui est la vie du monde!…Mais il m’a tant aimé, qu’il s’est livré pour moi!…Le Créateur est mort pour la créature, le Fils de Dieu pour le fils de l’homme, le souverain Roi pour un vil esclave, l’Innocent pour le coupable.

O Jésus! c’est donc vous que je vois étendu sur cette croix!…C’est vous ô mon doux Maître, qui étiez venu au milieu des hommes, pour leur apporter bénédiction, grâce et salut…, et les hommes vous ont repoussé…,ils vous ont accablé d’outrages…,ils vous ont cloué à ce bois d’ignominie!…

Et c’est pour ceux-là mêmes qui vous ont crucifié, ô Jésus, que vous êtes mort!… Vous êtes mon Sauveur, en même temps que ma Victime…Toutes les plaies qui vous couvrent, de la plante des pieds au sommet de la tête, sont autant de bouches qui implorent en ma faveur la miséricorde de votre Père et m’assurent mon pardon…C’en est trop, ô mon Jésus crucifié!…Mon cœur ne peut résister à tant d’amour, il se brise, à vos pieds, de repentir et de reconnaissance…Moi, qui vous ai fait mourir par mes péchés, je voudrais mourir pour vous!…Souffrez du moins que je m’attache à votre Croix, que je la couvre de mes baisers, et que je vous offre le tribut de mon adoration, de mon amour et de ma prière. (1 Pater)

DIVINS PIEDS de mon Jésus, combien vous vous êtes lassés à courir après la brebis égarée!…Durant trois années vous alliez sans cesse par les chemins de Palestine, sur les bords du Lac, à travers les solitudes et parmi les roches abruptes des montagnes. Oh! qu’ils étaient beaux les pieds de Celui qui évangélisait la paix, qui annonçait à tous le bonheur!…Et les voilà maintenant arrêtés, fixés à la croix…, les voilà écrasés, souillés de boue et de sang, horriblement troués… Hélas! les péchés de mes pieds réclamaient une expiation. Comme les vôtres, mes pieds se sont lassés, mais c’est dans les voies ténébreuses de l’injustice et de la perdition…Et c’est pourquoi, ô sainte Victime, vos pieds sont broyés et crucifiés…Oh! donnez-moi le cœur et l’amour de Madeleine, pour les baisers et les inonder des larmes de mon repentir!…par les plaies de vos divins pieds, ô Jésus, purifiez-moi!…pardonnez-moi. Notre Père…

MAINS PUISSANTES! vous avez créé le ciel et la terre…Mains libérales! vous remplissez le monde de merveilles, et vous répandez partout la magnificence et la vie…Mains adorables! vous vous êtes abaissées et fatiguées au dur labeur de l’atelier de Nazareth…Mains bénissantes! vous vous reposiez avec tendresse sur la tête des petits enfants… vous imposiez silence à la fureur des flots… vous mettiez les démons en fuite…vous guérissiez toute langueur et toute infirmité…vous rappeliez les morts du tombeau…Pourquoi donc êtes-vous attachées à la croix? Pourquoi ces énormes clous qui vous transpercent de part en part et vous immobilisent dans l’impuissance? Ah! c’est que les mains des hommes se sont livrées à des œuvres maudites; elles ont secoué le joug de votre sainte loi…elles se sont complu dans la mollesse et la vanité…elles se sont souillées par des actes immondes…Et vous avez voulu, ô Jésus, expier toutes les abominations commises par la main de l’homme…laissez-moi donc baiser vos mains rédemptrices!…Laissez-moi appliquez mes mains criminelles contre vos mains innocentes, et puiser dans leurs plaies la grâce de ne jamais plus commettre d’actions coupables. Notre Père…

TÊTE SACRÉE! que les anges et les élus contemplent au ciel dans le ravissement de l’extase, je vous adore!…Vous n’aviez pas en ce monde une pierre où vous reposez…Dans votre Passion, vous avez subi toutes les insultes…vous avez été souillée d’impurs crachats…flétrie par d’infâmes soufflets…transpercée de longues et cruelles épines! O tête de mon Père, de mon Dieu et de mon Roi, qui retombez inerte et sanglante sur sa poitrine, je me prosterne devant vous…je m’abîme dans mon néant… A vous toute ma vie! A vous tout l’amour de mon cœur! Notre Père….

DIVINS YEUX de mon Sauveur! qui remplissez de joie votre divine Mère et votre si bon Père nourricier, vous êtes la lumière du monde!…Quels flots de larmes vous avez répandus sur moi! De quelle sainte allégresse vous avez regardé la croix qui devait me rendre la vie!…Maintenant vous voilà fermés!…Vos dernières larmes se sont figées sur votre sainte Face, pour me redire éternellement mon ingratitude et votre amour…Ah! que mes yeux désormais se ferment à toutes les vanités de ce monde, et qu’ils ne s’ouvrent plus, ô Jésus, que pour vous chercher, et pleurer mes innombrables péchés! Notre Père…

LÈVRES ADORÉES! vous avez charmé de vos premiers sourires les cœurs de Marie et de Joseph! Plus tard vous vous êtes ouvertes pour bénir les hommes, leur apprendre le chemin du ciel et commander aux miracles…Jamais lèvres humaines n’ont parlé comme vous avez parlé!…Ah! pour laquelle de vos paroles, vous vois-je si brutalement froissées et ensanglantées au prétoire?…Et, sur la Croix, quand vous êtes toutes brûlantes de la soif des âmes, pourquoi les âmes ne vous offrent-elles d’autre breuvage que du fiel et du vinaigre?…O Jésus! par les souffrances de vos lèvres adorables, sanctifiez mes lèvres dans la mortification, la prière, la modestie et la charité! Notre Père…

CŒUR SACRÉ de Jésus! Qu’ils étaient doux vos divins battements sur le Cœur très pur de votre Mère! Qu’ils étaient adorables, lorsqu’ils se précipitaient sous l’excès des travaux de votre pénible métier ou des fatigues de votre laborieux apostolat!… Qu’ils étaient aimants, lorsqu’ils répondaient aux effusions du cœur du disciple vierge, le soir de sa première communion!…Qu’ils étaient tristes, pleins d’angoisses et de mortelles douleurs à Gethsémani, lorsque vous agonisiez, ô Jésus, sous l’accablant fardeau des iniquités du monde!…Qu’ils étaient désolés et tendrement miséricordieux, lorsque vous cheminiez, courbé sous votre lourde Croix!…Qu’ils étaient languissants et triomphants à la fois, lorsqu’ils se faisaient de plus en plus rares, à mesure qu’approchait la consommation du sacrifice!… Et puis, tout à coup, ils se sont arrêtés… ils se sont arrêtés sous la froide étreinte de la mort!

O Jésus! ô Jésus! est-ce que tout est fini? … Est-ce que votre Cœur est épuisé d’amour, comme il est épuisé de vie?… Oh! c’est alors surtout que votre charité éclate dans sa magnificence….Votre poitrine est cruellement déchirée, et, dans votre Cœur s’ouvre une large plaie qui nous révèle les trésors de tendresse, de grâces et de vertus…Désormais ces trésors sont à moi, ô Jésus, car jamais plus votre Cœur ne sera fermé! Oh! que je puise l’amour à cet ardent foyer!…Que je puise la douceur et l’humilité à cette source qui jaillira jusqu’à la vie éternelle!…Que je puise la grâce, toutes les grâces à ce béni sanctuaire des mérites de votre Passion!

Cœur sacré de Jésus! Vous êtes ouvert pour donner, et vous me donnez tout…Vous êtes ouvert aussi pour recevoir. Mais que puis-je vous offrir?… ou plutôt que puis-je vous refuser?…vous aurez tout, ô Jésus, et comme gage de mon oblation absolue et irrévocable, je dépose dans votre Cœur, mon misérable cœur. Malgré sa profonde abjection, vous daignerez l’accueillir, puisque c’est vous qui le demandez; puisque, pour le posséder, vous avez affronté tous les sacrifices… Il est souillé, vous le purifierez…il est pauvre, vous l’enrichirez…il est froid, vous le réchaufferez…il est inconstant, vous le fixerez…il est faible, vous le fortifierez…il est aveugle, vous l’éclairerez…il est étroit, vous le dilaterez, vous l’élèverez, vous le diviniserez! Ainsi soit-il! ô Cœur sacré de mon Jésus! et merci! merci! Notre Père….

O bon et très doux Jésus….

Notre Père…..

Je vous salue, Marie…

 

DEO GRATIAS