"Il est de la plus haute importance que l'âme s'exerce beaucoup à l'AMOUR, afin que, se consommant rapidement, elle ne s'arrête guère ici-bas, mais arrive promptement à voir son Dieu face à face." (S. Jean de la Croix)

MES RETRAITES

Avis aux lecteurs...

Première Série des Retraites

du Père Onésime LACOUTURE, s.j.

Doctrine surnaturelle

pour se défaire de toute mentalité païenne.


Deuxième instruction

L'Harmonie entre le Naturel et le Surnaturel



"Je suis la vigne et vous êtes les branches. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, porte beaucoup de fruits; car vous ne pouvez rien faire sans moi."
J. 15-5.

Plan

Remarque

Harmonie entre nos trois vies…

Harmonie entre raison et foi…

Trois sortes de raison…

Remarque.

 

Si un chirurgien doit savoir ce qu’il peut enlever dans le corps humain, il doit savoir aussi ce qu’il doit laisser. De même pour le renoncement; il y a certaines choses qu’on ne peut sacrifier. Dans cette instruction on veut montrer l’accord du surnaturel avec le naturel sous certains rapports, et là il ne doit pas y avoir de renoncement. Il est si difficile de se renoncer qu’on est bien aise de savoir ce qu’on peut garder du naturel.

Nous attirerons surtout l’attention des philosophes prêtres qui se servent justement de ce que nous disons ici pour nier ensuite ce que nous dirons dans l’instruction suivante sur l’opposition entre le naturel et le surnaturel à d’autres points de vue. Ils n’ont dans l’esprit que ce que nous expliquons dans cette instruction-ci. Leur refrain habituel est que la grâce perfectionne la nature, elle élève la nature, etc.… Nous admettons tout cela, mais dans le sens et au point de vue que nous prenons ici.

Harmonie entre nos trois vies.

Animale. Elle est composée de la vie végétative et de la vie sensitive. C’est par elle que nous venons en contact avec le monde extérieur et matériel. C’est dans nos sensations que l’intelligence prend les éléments de ses connaissances, elle est donc la base de la vie intellectuelle dans ce sens que l’esprit a besoin d’elle pour agir dans le cerveau.

Il faut en avoir assez soin pour garder une bonne santé en autant que cela dépend de nous. Quand le corps dépérit, qu’il est fatigué, trop peu nourri ou malade, toute l’activité intellectuelle s’en ressent et même la pratique des vertus devient difficile. On ne dit pas de dorloter le corps et lui donner tout ce qu’il cherche.

On peut le faire souffrir d’une façon passagère comme par le jeûne, la discipline, coucher sur la dure, etc.… Mais l’Église n’approuverait pas des mortifications qui nuiraient à la santé d’une façon notable. Jésus mangeait assez pour se garder en santé, ce dont il avait besoin pour son ministère très fatigant.

Il est sage de suivre la façon de faire de Dieu; puisqu’il nous fait commencer notre vie par la vie animale, commençons toutes nos actions par la vie animale quelque étrange que paraisse une telle remarque. Par exemple, pour prier, que le corps commence la prière par une attitude corporelle convenable et respectueuse devant Dieu, comme de se mettre à genoux, ainsi que faisait souvent Jésus, joindre les mains, baisser les yeux et fermer les oreilles en autant qu’on peut ne pas écouter les bruits; qu’on articule des paroles, qu’on se serve de l’imagination pour se représenter un peu les personnes auxquelles on s’adresse, même les Personnes divines.

Comme cette idée est importante pour ceux qui enseignent ou qui prêchent! Trop le font comme s’ils parlaient à de purs esprits… et… comme ils sont ennuyeux! Que de professeurs donnent d’abord les principes abstraits avant de donner des exemples! Que de prédicateurs énoncent des vérités abstraites et les développent sans aucun appel à la vie animale de leurs auditeurs! Comme ils endorment leurs gens!

Quelle différence quand on commence par faire appel d’une façon ou d’une autre aux sens, à l’imagination; tout de suite on capte l’attention des auditeurs. Qu’on se serve d’images et d’exemples, pas parce que ce sont des enfants, mais parce que ce sont des hommes, des animaux raisonnables qui doivent se servir de leur vie animale comme base de leur vie intellectuelle. Comme ils sont rares les savants qui pensent à la composition de l’homme pour l’instruire selon l’ordre des facultés que Dieu a établi! Voilà pourquoi le nombre des endormeurs dans l’enseignement et dans la prédication est sans limite!

La vie intellectuelle…est dans la matière mais ne vit pas de la matière; elle peut s’élever au-dessus d’elle et se faire des connaissances intellectuelles qui dépassent la matière. Elle peut s’élever des créatures à Dieu et abstraire d’elles une bonne connaissance des perfections divines reflétées dans les créatures. C’est par l’intelligence et la volonté que nous pouvons passer de l’ordre naturel à l’ordre surnaturel et avec la grâce, Dieu aidant.

Nous ne pouvons donc pas renoncer à ces deux facultés puisque c’est par elles que nous orientons toute notre vie spirituelle vers Dieu notre fin dernière. Que nos philosophes prennent note de notre affirmation ici afin de ne pas nous accuser plus tard de vouloir tuer la raison, quand nous montrerons que dans l’ordre surnaturel il faut agir selon la foi et non selon la raison, mais avec la raison!

Comme l’âme est immortelle, il est naturel qu’elle cherche à remonter à son principe selon son mode naturel d’agir. Trop souvent, ces tendances naturelles de l’âme vers l’infini sont prises pour de la religion dont on voudrait se contenter. Elles ne valent rien pour le ciel si la foi ne les inspire pas ou ne les accompagne pas.

Ces deux vies constituent notre vie naturelle ou païenne. C’est dans ces deux vies qu’il faut pratiquer le renoncement comme nous le verrons plus loin.

La vie divine par la grâce sanctifiante vient s’ajouter à ces deux vies pour les pénétrer physiquement dans tout leur être et élever l’homme au rang d’enfant de Dieu. C’est une participation à la nature divine qui nous rend aptes et capables de faire des actes divins méritant une récompense éternelle dans le ciel. Elle dépasse donc la vie naturelle et toutes ses exigences comme Dieu dépasse l’homme. Car quoiqu’elle soit créée elle a quelque chose de divin en elle qui permet de parler de la sorte d’une certaine façon. C’est ainsi que l’Écriture dit que nous sommes des dieux dans le sens de fils de Dieu et donc ayant quelque chose de sa nature infinie quant à la qualité sinon quant à la quantité, cette grâce étant créée.

Dieu a créé ces trois vies pour agir ensemble; chacune a son rôle que le renoncement doit respecter. L’acte est autant plus parfait qu’il contient ces trois vies réunies. Montrons-le par un exemple:

Supposons qu’un homme mange comme un animal sans y mettre aucune intelligence ni politesse. Nous serions choqués de sa façon de manger et nous ne voudrions plus l’inviter à notre table.

Un autre vient manger non seulement selon sa vie animale, mais aussi selon sa vie intellectuelle, en suivant les règles de la bienséance et en conversant intelligemment. Celui-là plairait à tout le monde car son action est bien plus parfaite.

Mais Dieu dans le ciel ne serait pas plus content de lui que nous l’étions du premier. C’était un homme qui ne mangeait que comme un animal. Le deuxième est un dieu qui ne mange que comme un homme et il déplaît donc souverainement à Dieu.

Un troisième arrive et se sert de ses trois vies: c’est son animal qui mange, son âme ou son ange en lui agit aussi, et enfin, il offre son action à Dieu et mange en sa présence comme s’il était dans le ciel pour un bon motif surnaturel. C’est la perfection. Il satisfait ses trois vies et donc satisfait Dieu dans la même mesure. Voilà comment nos trois vies devraient toujours marcher ensemble dans toutes nos actions, pour être dignes de notre destinée surnaturelle et de notre titre d’enfants de Dieu.

Voici maintenant les rapports entre ces trois vies. Comme l’intelligence doit guider la vie animale, de même la vie divine doit guider les deux autres ou notre vie naturelle, faite des deux premières. C’est elle qui est notre fin dernière, par conséquent c’est elle qui doit déterminer absolument toutes nos actions. St Ignace le dit très souvent dans ses Exercices. "L'œil de notre intention doit, autant qu’il dépend de nous, être simple, regardant uniquement la fin pour laquelle j’ai été créé, à savoir pour la louange de Dieu et le salut de mon âme. Il donne lui-même un exemple: celui qui se marie doit regarder uniquement le service de Dieu et le salut de son âme comme son unique fin dans le mariage. Ensuite le reste n’est qu’un moyen: la satisfaction de la vie animale, la satisfaction de la vie intellectuelle, par la ressemblance des idées et de l’instruction, etc., tout cela est secondaire. Les exigences de la vie divine doivent primer sur tout le reste.

L’Écriture donne un bon exemple en Tobie, 6-13. Quand l’archange Raphaël dit à Tobie qu’il doit marier cette fille, Tobie lui répond qu’il a entendu dire que les sept maris de Sara avaient tous été tués par un démon le soir de leurs noces. Raphaël lui dit: "Écoute-moi et je t’apprendrai qui sont ceux sur lesquels le démon a tout pouvoir. Ce sont ceux qui entrent dans le mariage en bannissant Dieu de leur cœur et de leurs pensées, pour se livrer à leur passion comme le cheval et le mulet, qui n’ont pas de raison; sur ceux-là le démon a pouvoir. Mais toi, lorsque tu l’auras épousée, étant entré dans la chambre, vis avec elle en continence pendant trois jours, et après, tu la prendras dans la crainte du Seigneur, guidé bien plus par le désir d’avoir des enfants que par la passion, afin que tu obtiennes dans tes enfants la bénédiction promise à Abraham et à sa race."

Ces hommes ne péchaient pas puisqu’ils prenaient cette fille pour leur épouse, mais ce sont leurs motifs naturels qui choquaient Dieu. Ils n’agissaient que selon leur vie animale, c’est pour cela que Dieu laisse le démon les tuer, exemples pour les autres.

Voilà une des causes de tant de malheureux mariages; ils ne mettent pas leur vie divine à sa place ou la négligent complètement. On voit que St Ignace parle exactement comme Raphaël. "Ces hommes ne vont pas droit à Dieu, mais ils veulent qu’Il vienne à leurs affections déréglées! N’oublions pas que notre destinée surnaturelle supplante notre destinée naturelle et donc notre vie divine aussi doit supplanter notre vie naturelle. Voilà comment St Ignace comprend le plan divin dans nos trois vies. Il veut que nous allions toujours chercher en Dieu seul toutes nos raisons d’agir, comme il le dit dans le préambule à l’élection: "Rien donc ne doit me mouvoir à prendre ces moyens-ci ou ceux-là ou à les laisser, sinon le seul service et la louange de Dieu notre Seigneur et le salut éternel de mon âme." Il ne veut donc pas un seul motif naturel quelque bon qu’il soit, mais uniquement des motifs surnaturels Quel dommage qu’on ne le suive pas mieux dans cette doctrine si catholique!

Harmonie entre la raison et la foi.

Encore une fois qu’on remarque bien à quels points de vue les deux s’accordent, car dans la suivante nous allons parler de leur opposition. Que nos philosophes ne viennent pas nier cette dernière en apportant les arguments de leur harmonie. La raison s’accorde avec la foi…

1- quant à la vérité de toutes sortes: logique, historique et ontologique. La conclusion logique d’un bon syllogisme est vrai pour un saint comme pour un païen. De même que Charlemagne a existé ou que les mystères de notre religion ont existé. C’est dans ce sens que l’Église a défini qu’il n’y a aucune contradiction entre la foi et la raison.

C’est à cause de cette concordance entre les deux au point de vue de la vérité que tant de nos commentateurs des Exercices de St Ignace et tant de Pères aiment à considérer dans l’ordre naturel tout ce qu’ils peuvent des exercices, comme le Fondement, par exemple. Comme cette vérité existe aussi dans l’ordre naturel, ils pensent faire merveille en la faisant ressortir. Comme ils sont contents de montrer notre dépendance du fait que nous sommes créés! Comme ils affectionnent toutes ces conclusions logiques de l’ordre naturel! Elles sont vraies, mais bonnes à rien pour le ciel, tant qu’elles restent dans l’ordre naturel, pas plus que si j’admets que deux et deux font quatre, j’aurai plus de mérite devant Dieu. Ce n’est pas cette vérité-là qui donne le ciel. Inutile donc de perdre son temps à en parler.

Ce qui compte devant Dieu, c’est la vie surnaturelle, c’est la seule qu’Il récompense au ciel. Alors c’est absurde de nous tenir sur le fondement naturel pour nous sauver; cela ne vaut rien du tout pour le ciel! Tout ce qu’on peut sortir de la première création peut être vrai, mais ne vaut rien pour le salut. C’est uniquement notre seconde création qui nous donne le ciel avec ses conclusions logiques surnaturelles. C’est quand on vit surnaturellement ces conclusions du fondement qu’on a du mérite devant Dieu.

St Ignace ne s’est placé qu’au point de vue surnaturel comme ses propres paroles le montrent clairement: "Par ce moyen sauver son âme." On en peut pas sauver son âme par le service naturel de Dieu, donc St Ignace ne parle que du service surnaturel de Dieu. Combien de ses commentateurs sont de travers avec lui sur ce point? Ils pataugent dans le naturel tandis que lui vogue dans le plus pur surnaturel. Jamais il ne se met au point de vue naturel. Il a en horreur tout naturel intentionnel comme nous le montrerons au cours de la retraite.

Au point de vue de la vie le surnaturel doit détruire en nous tout l’amour naturel que nous avons pour les choses créées et pour nous-mêmes afin de réserver toutes nos capacités d’aimer uniquement pour Dieu comme l’exige le premier commandement. Or cela ne sera pas exigé dans l’ordre naturel. Et que d’autres conclusions sont contraires selon qu’on les prend soit dans l’ordre naturel soit dans l’ordre surnaturel. Or les Exercices spirituels, comme l’Évangile, doivent être vécus dans le concret de la vie. Donc il faut les prendre uniquement selon l’ordre surnaturel qui est le seul où nous devons vivre.

2- Quant à l’activité physique. C’est l’acte vital humain qui est élevé à l’ordre surnaturel par la grâce; il faut donc que la foi ou le surnaturel agisse simultanément avec les facultés spirituelles de l’homme. C’est un peu comme l’esprit qui agit dans nos cellules cérébrales et matérielles. De même on ne peut pas renoncer à la raison pour faire des actes de vertus surnaturelles!

La greffe est un bon exemple de cette double activité toute différente et pourtant allant bien ensemble. Si on greffe une branche de poirier sur un pommier, sa nature intime va lui faire produire des poires, mais à l’aide de la sève du pommier. Ainsi quand le surnaturel est greffé sur la raison, il produit des fruits surnaturels, mais à l’aide de son activité propre.

On doit se servir de la raison avant, pendant et après tout acte surnaturel. Un supérieur m’envoie faire une commission; il faut que je commence par comprendre ce qu’il veut de moi, puis dans l’exécution, je dois me servir de ma raison et encore après, car ordinairement Dieu n’indique que la fin et nous laisse le choix des moyens. C’est là que s’exerce la vertu de prudence absolument nécessaire pour se sanctifier. L’Église commence toujours par examiner la vertu de prudence des personnes qu’on présente pour être canonisées.

Pour discerner l’origine des innombrables mouvements qui surgissent dans l’âme, venant des différents esprits, il faut se servir de la raison. Pour savoir jusqu’où on peut aller dans telle mortification, ou dans telle dévotion, comment appliquer les lois de toutes sortes dans le concret de la vie, il faut du jugement. Il faut donc se servir constamment de la raison dans le travail de la sainteté. À ce point de vue, il faut donc ne pas y renoncer.

Ceux qui entreprennent de former les autres ne devraient pas les contrarier au point de détruire leurs talents. Ce n’est pas pratique, par exemple, de mettre un poète à enseigner les mathématiques et un mathématicien à enseigner les lettres. On peut bien le "casser", mais les élèves aussi le sont. Il y a bien des moyens de mortifier la nature tout en suivant les talents que Dieu a donnés.

Ce n’est pas un bon renoncement qui consiste à s’effacer physiquement pour cacher ce qu’on a dans le cœur comme en prédication ou en conversation. J’intéresserai les autres en proportion que je donne ce que j’ai dans le cœur et donc qui fait ma vie. L’intérêt vient de l’amour. Voyez comme les gens du monde intéressent les autres en leur parlant de ce qu’ils ont dans le cœur. De même un prêtre intéressera ses gens quand il parlera de Dieu qu’il a dans le cœur et qu’il vit dans le concret. Dans ce sens il faut être soi-même et donner ce qu’on a dans l’âme habituellement.

On remarque cela chez les jeunes novices qui doivent prêcher parfois devant la communauté; les premières fois ils y mettent tout leur cœur et ils sont intéressants, même quand la composition laisse à désirer. Mais voilà que les professeurs commencent à les jeter dans le même moule, à leur conseiller de s’effacer plus, d’être plus général et moins original. Aussi on les voit progresser dans l’abstrait, le général et les voilà vite impersonnels, incolores et inodores; plats pour la vie. Ils vont parler à l’avenir de la vertu dans les livres, des vérités de la foi en soi, dans la stratosphère! Qui va les suivre là?

St François de Sales a une belle comparaison à ce sujet. Si les abeilles ne faisaient que transporter dans leurs alvéoles les nectars qu’elles puisent dans les fleurs, ce serait un mélange sans nom et sans goût. Mais que font-elles? Elles avalent ces nectars et les travaillent dans leur intérieur où elles fabriquent un produit bien propre aux abeilles qu’on appelle le miel et qui est très bon à manger.

Ainsi, ce n’est pas que ce que le prédicateur a transformé en sa propre vie avec la grâce de Dieu qui peut faire du bien aux autres. Venant de son cœur, ces choses l’intéressent et il a des chances d’intéresser les autres aussi.

On voit tout de suite la nécessité et l’utilité de s’exercer dans les vertus cardinales afin d’améliorer notre nature humaine avec nos facultés spirituelles et naturelles que Dieu nous a données. Dieu veut cet ordre pour nous faire honorer tout ce qu’il a mis en nous. Autrement combien manquent leur coup dans le travail de la sainteté faute de discipline dans ces vertus naturelles. Ils sont impatients, irascibles pour la moindre chose, commettent toutes sortes de fautes vénielles ou simples imperfections mais qui les empêchent de progresser dans les voies de Dieu. Comme on a dit de respecter l’activité animale du corps, ainsi il faut respecter l’activité naturelle de nos facultés. Nous ne disons pas de s’en contenter. Il faut évidemment aller vite dans le monde surnaturel de la foi.

Le rôle de la raison est difficile dans toutes sortes de conjectures où l’âme se trouve à tout instant du jour et de la nuit. Mais si on met l’amour de Dieu au fond du cœur, il réglera facilement une foule de cas, autrement insolubles à l’esprit seul. Comme il y a un instinct dans l’amour d’une mère pour savoir ce qui est bon pour son enfant, il y a de même un instinct surnaturel pour ceux qui aiment Dieu. C’est surtout le St Esprit qui les dirige alors.

Comme Jésus s’est servi de son humanité pour racheter le monde, ainsi nous devons nous servir de tout notre être même naturel au point de vue physique pour nous sanctifier du mieux que nous pouvons. N’oublions pas de suivre toujours l’ordre de la nature dans nos actions au point de vue de la vie. Par exemple, n’essayons pas la haute contemplation avant de nous exercer à la prière vocale et à la méditation mentale. Ordinairement, il faut passer par les deux premières pour arriver à la dernière.

Soyons charitables par les mains pour ainsi dire avant de l’être par les mots. Faisons du bien et alors l’amour du cœur viendra pour le prochain. Pensons bien aux autres et avec le temps Dieu nous donnera l’amour surnaturel pour eux. Donc au point de vue physique, gardons notre humanité et tout ce que Dieu nous a donné. Nous allons voir plus loin comment nous en servir pour pratiquer le véritable renoncement que Jésus veut de nous.

Quant à l’orientation. Nous arrivons au point le plus important de la retraite: les motifs. Un chrétien se trouve toujours pris entre ses deux destinées: l’une par nature qui reste dans toutes ses tendances naturelles vers les choses créées, malgré que son terme n’existe plus, comme nous l’avons montré dans l’instruction précédente; l’autre par grâce et qui n’agit sur ses facultés que par les vertus théologales qui ne sont pas sensibles. En proportion qu’il suit sa foi, il sera donc tiraillé en sens contraire: vers les choses de la terre par sa nature et vers les choses du ciel par la foi.

Or ces attractions de la nature et de la grâce tombent sur les mêmes actions vitales, comme par exemple, manger une pomme. Ne parlons pas de l’élévation physique de cette action par la grâce sanctifiante, comme il n’y a pas de liberté là, il n’y a aucun mérite, mais seulement une condition de mérite. Parlons seulement de la partie où se trouve la liberté et donc de l’intention.

Je puis manger une pomme pour le bon Dieu avec un motif surnaturel ou la manger pour moi-même avec un motif naturel. Or dans ces motifs considérés selon leur entité physique, ils se trouvent tous les deux élevés à l’ordre surnaturel, que je le veuille ou non, puisque je suis en état de grâce. Il y a donc harmonie au point de vue entitatif.

Si on les considère selon leur orientation, vers le terme, soit en Dieu, soit en soi, pour qu’il y ait harmonie il faut supprimer le terme ou le point de vue naturel pour ne suivre que le terme ou le point de vue surnaturel.

Par exemple si j’obéis à mon supérieur parce que je le trouve sage et que je suis en état de grâce, mon acte entitatif ou substantiel est surnaturel à cause de la grâce sanctifiante, mais comme il n’y a aucune liberté là, je n’ai pas de mérite devant Dieu. Si j’obéis parce qu’il prend la place de Dieu, j’ai du mérite devant Dieu, mon motif est surnaturel, il tient la place de Dieu pour moi. En d’autres termes, mon orientation naturelle ne vaut rien devant Dieu; il me faut donc la rejeter pour ne suivre que l’autre orientation qui est surnaturelle.

Un autre exemple fera mieux comprendre mon idée. Je voyage en automobile avec mon chauffeur; arrivé à une fourche de chemin, je vois qu’il veut prendre la gauche, je lui dis: prenez la droite plutôt. Pour qu’il y ait harmonie entre nous il doit retirer son intention d’aller à gauche et prendre la mienne en allant à droite. Comme je suis le maître de l’auto, c’est à lui à m’obéir.

Eh bien! nous voyageons vers le ciel comme deux êtres dans un: le païen, et le chrétien dans une même personne. Qui va mener? C’est évident que c’est le chrétien. Il faut donc que le païen cède ses goûts et ses motifs devant ceux du chrétien, c’est la seule façon d’avoir la paix.

Les prêtres n’ont pas coutume de voir beaucoup d’importance dans les motifs à cause de leur habitude de philosophes de tout voir en soi (les actes en soi n’ont pas de motifs) ou encore de leur habitude de tout comparer au péché et de n’attaquer que les péchés. Il est évident que le motif ne vaut pas grand-chose dans un péché mortel. Ou encore, ils ne s’arrêtent qu’à la grâce sanctifiante.

Or le champ d’activité d’un chrétien doit être seulement des actes bons en soi ou indifférents. Là c’est surtout le motif qui compte. Le dictionnaire de théologie, au mot: intention, col. 2269, dit: Un acte indifférent de sa nature tire toute sa bonté ou sa malice de l’intention qui a fait agir."

Voici un exemple pour montrer les rapports des motifs avec la grâce sanctifiante. Supposons que j’élève un enfant à la hauteur d’une corniche où il y a une orange qu’il veut. Est-ce que c’est le fait de l’élever qui m’honore? Pas du tout, puisque je le fais sans lui. C’est donc l’usage qu’il fait de son élévation qui me fait plaisir ou non. S’il prend l’orange, il fait ce pourquoi je l’ai élevé et je suis content de lui; s’il ne la prend pas, je suis choqué de l’avoir élevé pour rien.

Quand Dieu nous donne la grâce sanctifiante il nous élève sans aucun mérite de notre part, mais si après nous agissons comme des enfants de Dieu, pour lui plaire, c’est là qu’est notre mérite. Si nous agissons pour nous-mêmes, il peut ne pas y avoir de péché, mais cela ne mérite rien devant Dieu. Étant en état de grâce, nous pouvons agir comme des païens dans les motifs: ce n’est pas péché, mais il n’y a aucun mérite devant Dieu.

Rodriguez, Intention, ch. 8, écrit: "Le serviteur de Dieu doit, dans tous ses actes, chercher avant tout la Volonté de Dieu, en faisant abstraction de la matière de l’acte, c’est-à-dire sans examiner quel emploi il est chargé de remplir, quel ordre on lui donne à exécuter, parce que la nature de nos actions n’influe en rien sur notre avancement spirituel et que la seule chose nécessaire, c’est de faire la volonté de Dieu et de chercher partout et toujours sa plus grande gloire." Voilà donc un bon auteur spirituel qui met tout le mérite dans les motifs!

Père Surin, S.J. Fond. Vie spirituelle, ch. 10: "Ceux qui ne se proposent que la volonté de Dieu considèrent peu la matière de l’action en comparaison du motif. C’est à ce motif qu’ils s’attachent, c’est l’unique chose qu’ils estiment et ils sont si indifférents pour toutes les autres, qu’or ou paille, tout leur est égal. Ils ne songent qu’à exécuter les ordres du ciel et en cela seul ils établissent leur contentement et leur repos."

Tout le sermon sur la montagne enseigne l’importance des motifs et Jésus conclut en disant que ceux qui le pratiquent ne pèchent pas et les autres pèchent. "Votre œil est la lampe de votre corps, si votre œil est simple tout votre corps sera éclairé, mais si votre œil est mauvais, tout votre corps sera dans les ténèbres." Les Pères de l'Église s’accordent à dire que l'œil ici est l’intention.

On voit donc l’importance de ce que nous appelons l’orientation de notre activité libre et mentale. Du temps de St Paul déjà les chrétiens discutaient sur les mérites des actions en soi. St Paul les ramène tout de suite aux motifs seuls. Rom. 14: "Que celui qui mange ne méprise point celui qui ne mange point. De même l’un met de la différence entre un jour et un autre, l’autre juge tous les jours semblables. Que chacun abonde en son sens. Celui qui distingue les jours les distingue pour plaire au seigneur; celui qui mange de tout le fait pour la gloire du Seigneur, car il rend grâce à Dieu, de même celui qui s’abstient de certaines viandes s’en abstient en vue du Seigneur et il rend aussi grâce au Seigneur." C’est donc l’intention surtout qui compte dans les actes bons ou indifférents en soi et là est le seul champ d’activité de tout chrétien.

Parce que les philosophes vivent dans l’ordre naturel, là ce sont les actes en soi qui comptent surtout: l’acte est-il bon ou mauvais? permis ou défendu? Cette morale suffirait sur le chemin des Limbes où les motifs ne compteraient pas. On voit sur quel chemin sont ces prêtres qui ne mettent pas d’importance dans les motifs!

 

Trois sortes de raison.

Ce mot a plusieurs sens qui causent des malentendus et même des erreurs de tactique qui font grand tort dans la vie spirituelle. Nous allons en signaler trois.

La raison droite philosophique est la raison idéale dépouillée des imperfections et des défauts qu’on rencontre chez les hommes. Elle est d’ordre spéculatif, absolument parfaite et donc infaillible. Nous devons tous nous en approcher autant que possible. Son plus grand défaut est de ne pas exister dans cette perfection. Aucun homme ne l’a. Il est clair qu’on ne peut pas bâtir une vie spirituelle sur cette raison idéale qui n’existe pas.

La raison droite théologique est la raison comme en ligne avec la foi. Elle est encore plus parfaite que la première et elle existe plus ou moins dans les chrétiens en proportion qu’ils se dirigent par la foi.

La raison concrète telle qu’on la trouve dans les hommes et avec ses imperfections et ses limitations de toutes sortes et de tous les degrés est donc bien faillible et bien embrouillée souvent. Dans cette retraite nous parlerons de cette raison. Qu’on ne nous apporte pas les deux autres raisons pour contredire nos affirmations selon la raison concrète. Nous ne sommes ni en philosophie ni en théologie ici, nous sommes en retraite! Nous voulons améliorer l’homme tel qu’il est bâti de fait, pas tel qu’il devrait être. Nous ne prêchons pas à l’homme idéal, mais aux hommes en chair et en os tels qu’ils sont ordinairement avec tous leurs défauts et leurs faiblesses morales.

Exemple: supposons qu’un médecin est formé, comme tant de nos philosophes, à ne voir que l’homme idéal selon la droite raison. Cet homme est toujours parfait évidemment. Or voici qu’un malade s’amène à ce médecin; ne serait-il pas insensé de lui dire qu’il devrait ne pas être malade selon son homme idéal qui ne l’est jamais? Devant cet homme réellement malade, qu’il mette de côté son homme idéal et qu’il soigne le malade bien concret qu’il a devant lui!

Il en est ainsi en spiritualité. Par exemple, un novice trouve son supérieur insensé dans une foule de cas. S’il va consulter un Père spirituel, ordinairement il va lui dire qu’il se trompe absolument, que son supérieur est très sage et que c’est lui qui manque d’humilité. Cela peut être vrai, mais ce n’est pas le remède qu’il faut appliquer dans ce cas. On va lui dire que s’il était plus surnaturel, il ne jugerait pas son supérieur ainsi. C’est encore vrai, mais il n’est pas surnaturel, c’est encore un "païen" à ses débuts dans la vie spirituelle et il faut le prendre tel qu’il est. Inutile de lui donner un conseil comme s’il était un ange de perfection, c’est un païen de fait dans la mentalité et il faut lui donner quelque chose qu’un païen va comprendre. Dès qu’on nie que le supérieur a tort, le novice, qui voit clairement que le supérieur a tort et se trompe, se ferme et il conclut qu’ils se soutiennent tous et qu’ils sont tous pareils… et après quelque temps il commence à regarder par-dessus la clôture! Il n’y comprend rien et se décourage. C’est le même effet que lorsqu’un médecin dit à son malade qu’il ne l’est pas du tout quand il sent bien son mal.

La meilleure tactique est de lui expliquer selon sa raison concrète pourquoi son supérieur est insensé ou qu’il le trouve tel. Il faut lui dire le plan divin pour l’obliger à semer son jugement afin de récolter la sagesse divine. Que pour qu’il sacrifie sa raison il lui faut une autre raison contraire à la sienne et seule celle du supérieur peut s’imposer à lui.

Quand on est païen, on juge tout selon sa seule raison, mais un chrétien doit juger selon la foi. Or la foi enseigne que Dieu nous mène par le supérieur même quand il est malcommode, injuste et insensé selon notre raison concrète. Quand le bon Dieu a demandé à Abraham de tuer Isaac, c’était fou aux yeux d’Abraham, car c’était contraire à sa sagesse humaine, puisque Dieu lui avait dit qu’il serait l’ancêtre d’un peuple nombreux par Isaac. Dieu voulait que ce fût fou à ses yeux pour qu’Abraham ait une chance de se fier plus à la sagesse divine qu’à la sienne propre.

Alors Dieu agit de la sorte pour nous tous plus ou moins par nos supérieurs. Pour nous obliger à sacrifier notre jugement, il faut que le jugement du supérieur soit contraire au nôtre. Tant qu’on juge selon notre raison concrète et païenne, il paraît vraiment fou… Mais à mesure qu’on juge selon la foi, on finit par comprendre que c’est Dieu tout simplement qui nous demande des sottises par nos supérieurs pour nous donner une occasion de rejeter notre petit jugement pour agir selon le sien. Avec le temps, on ne s’arrête pas plus à considérer que le supérieur est fou que Dieu était fou pour Abraham et pour tous les saints qu’il a éprouvés ainsi en leur demandant des choses insensées aux yeux de la sagesse humaine et qui le sont de fait pour elle.

Quand St Paul dit que Dieu a choisi ce qui est insensé selon le monde pour confondre la sagesse de l’homme, il avoue donc que ce que Dieu a demandé était fou pour l’homme et c’est vrai. Un Sauveur qui se fait blesser pour guérir nos maladies, qui se fait tuer pour nous donner la vie, etc., n’agit sûrement pas selon la raison humaine concrète.

C’est bien à désirer que tous les Pères spirituels aient assez de psychologie pour connaître ces principes bien élémentaires, mais trop souvent inconnus ou oubliés par nos prêtres philosophes. Quand on est consulté dans des cas pratiques, on ne répond jamais par aucune des droites raisons. On prend son malade avec ses manquements, ses faiblesses et ses travers et on essaie de lui faire du bien dans l’état où il se trouve actuellement, pas comme il le sera plus tard ou qu’il devrait l’être.

Il n’y a donc pas de renoncement selon les points de vue expliqués ici. Qu’on se les grave bien dans l’esprit afin de ne pas les apporter comme des objections dans l’instruction suivante où nous allons montrer où doit se faire ce renoncement à soi-même et aux choses du monde.


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